When You’re Lost in the Darkness (Cesare)

Cesare Monteserre était préoccupé. L'élection de la Cour de la Nuit à titre de régente d'Elysium en septembre aurait dû l'irriter. Or, il s'était surpris à ardemment désirer la sécurité des frontières de son propre territoire. Les événements survenus au cours de l'été l'avaient profondément perturbé. Entre les explosions de Beltane et le corps meurtri de Liao Ayako, le Suprême était inquiet pour la sécurité des siens, de sa famille et de son peuple.

Tout l'hiver durant, il s'était efforcé de reprendre sa routine quotidienne, d'agir normalement dans l'espoir de rassurer son entourage. Après tout, il n'était pas le seul à avoir été bouleversé. Ainsi, Cesare se levait tôt chaque matin pour visiter les chenils, s'entraîner et chasser. Lorsque le soleil était bien haut dans le ciel, il recevait les conseillers qui réclamaient une audience avant de continuer son travail durant l'après-midi. Il avait siégé en présence de tous ses conseillers, seigneurs et généraux chaque semaine comme le voulait la coutume automnale, et il s'était rendu à Elysium pour siéger au Concordat une fois par mois.

Malgré cette routine bien rodée, ce hiatus bien mérité après une saison sociale fort mouvementée, Cesare n'avait pas trouvé au sein de sa cour la tranquillité qu'il avait espérée. Sa famille était distante. Ses missives et ses échanges avec Luz se faisaient brefs. Il sentait qu'elle lui en voulait pour ces fiançailles qui l'amèneraient à vivre loin des leurs. Ses entretiens avec Siena étaient également trop courts. Il sentait que son épouse lui cachait quelque chose sans parvenir à mettre le doigt sur ce qui se tramait. Sa générale avait cessé de se pointer à leurs entraînements matinaux. Rigel, son maître espion, tentait bien de trouver des réponses, mais trop de secrets et de non-dits planaient sur les siens.

L'emprisonnement d'ailés soupçonnés d'avoir eu un rôle à jouer dans l'assassinat de la regrettée Suprême de l'Aube, mais également dans les événements survenus à Beltane, ne l'avait pas apaisé non plus. À vrai dire, le Suprême de l'Automne se sentait de plus en plus oppressé par ses devoirs. Si les protocoles ne l'en avaient pas empêché, il aurait sauté sur l'opportunité pour interroger lui-même les rebelles, pour débusquer ceux qui avaient échappé à leurs griffes… Il était hanté par de terribles cauchemars qui perturbaient ses nuits. Il se demandait si les choses seraient un jour comme auparavant.

Le Conseil avait duré plusieurs heures, enchaînant des discussions autour des rations pour les recrues de Mercadal et de Silivren,  un rapport des dépenses et des incidents survenus dans la nuit de Calanmai à travers les terres automnales, les demandes d'asiles reçues de plusieurs ressortissants étrangers qui souhaitaient joindre l'armée de l'automne et les mouvements des différentes factions pour assurer une bonne surveillance de toutes les frontières. Lorsqu'il ferma finalement l'assemblée avec toute l'éloquence dont il était encore capable, le Suprême s'attarda dans sa chaise trônant à l'extrême sud de l'immense table sculptée pour représenter la carte d'Evanor. Les soliloques sourdes de son argentier l'avaient irrité et c'est avec soulagement qu'il le vit quitter la salle avec son grand livre sous le bras. Rym s'était faufilée comme une ombre sans qu'il ne puisse la retenir et il songeait qu'il devrait encore une fois repousser sa confrontation avec la générale à un autre jour lorsque la voix de la Prêtresse de l'Automne le tira de ses pensées.

Il chassa ceux qui s'attardaient toujours dans la salle d'un mouvement de la main, notant le regard torve qu'un de ses conseillers lançait sur la Prêtresse au port altier en notant mentalement qu'il devrait s'assurer du respect de ses hommes envers les femmes qui siégeaient à sa table. « Votre Éminence, c'est toujours un plaisir de discuter avec vous. Je vous en pris, installez-vous confortablement et dites-moi ce qui vous trotte dans la tête, » l'enjoignit-il lorsqu'elle formula sa demande d'audience privée. Il était déjà fort fatigué, mais savait que Breena Wessely n'était pas du genre à réclamer une rencontre pour parler de la pluie et du beau temps. De plus, il aimait discuter avec elle. S'il avait été un jour méfiant envers les représentants que la Cour du Crépuscule semblait si savamment disposer dans son entourage immédiat, il avait découvert que Breena était dévouée. Elle ne lui avait jamais donné de raison de douter de sa foi et de sa loyauté.

Cesare ne put cependant retenir un soupir lorsqu'elle évoqua leur départ imminent pour la capitale. La Prêtresse laissa planer le silence un instant pendant qu'il passait une main lasse sur les poils qui ourlaient sa lèvre supérieure. « Nous procéderons évidemment comme d'habitude, ma chère. Nous ne pouvons nous permettre d'ignorer les coutumes à une époque aussi trouble… Il marqua une pause, songeant à ses prochaines paroles, abandonnant le ton protocolaire qu'il usait en s'adressant à ses dignitaires pour adopter un ton plus familier. Je dois admettre, cependant, que je ne suis pas pressé de migrer vers Elysium. Tous ces événements mondains me paraissent bien futiles. Je dois avouer n'avoir jamais été fervent de bals, de récitals, de pièces de théâtre et d'expositions d'art, mais la perspective de m'adonner à toutes ces... frivolités... Il expira bruyamment par le nez, serrant les mâchoires pensivement. Malgré les rencontres du Concordat, il avait l'impression de marcher dans une forêt qu'il ne connaissait pas avec un bandeau sur les yeux. Le procès des rebelles mettra peut-être un baume sur mes inquiétudes... » décida-t-il finalement, posant les yeux sur le regard pâle de la Prêtresse.

Les paroles de la Prêtresse étaient savamment mesurées. Une partie de Cesare mourait d’envie de voir les flammes dévorer les carcasses hurlantes de ces rebelles qui s’étaient permis de menacer l’équilibre déjà chancelant de leur royaume. Une partie de lui voulait les voir payer pour leurs crimes de la façon la plus brutale qui soit. Parce que ces événements lui avaient fait découvrir une part vulnérable de lui-même dont il ne connaissait pas l’existence jusqu’alors… parce que les hommes comme Cesare Monteserre ne pouvaient pas se permettre une telle faiblesse.

Et pourtant, il avait presque perdu le contrôle cette nuit-là. Il avait senti son cœur défaillir dans sa poitrine. Il avait senti naître un désespoir cuisant qui avait presque tout rasé sur son passage. Il n’oublierait jamais le visage plein de détresse de son épousé lorsqu’elle avait émergé de ses appartements qui se tenaient de l’autre côté du corridor, lorsqu’il lui avait ordonné de s’assurer que Luciana allait bien. Il n’oublierait jamais la panique à l’état pur qu’il avait ressentie en découvrant la blessure que Rym avait eue à la tête. Un mauvais souvenir. Rien de plus. Un mauvais souvenir qui continuait de le hanter.

Le coin de sa bouche se releva face à la suggestion de la Haute Prêtresse quant à l’assistance de la Prêtresse Écarlate et des protecteurs de l’ajah rouge. Il été tenté de la mettre en garde contre la générale Ash’han qui risquait de voir là une insulte à ses capacités d’assurer le bien-être de sa personne et des membres de sa famille. « Je suis sûr que la Générale Ash’han a la situation bien en main en ce qui concerne notre garde, mais je ne manquerai pas de lui transmettre l’offre, » se contenta-t-il de répondre. Rym restait aussi loin des prêtresses du crépuscule que ses fonctions le lui permettaient. Elle tolérait la présence de Breena lors des conseils, mais Cesare savait que la guerrière se méfiait de l’ancienne mentaliste.

Son sourire finit de s’étirer lorsqu’elle lui proposa de lui épargner quelques mondanités. Aussi loin que ses souvenirs remontent, Cesare avait toujours détesté les joutes verbales toutes en finesse auxquelles s’adonnaient les membres de la noblesse. Il se considérait comme un homme d’action. Il appréciait la franchise qui transpirait lorsque deux personnes se faisaient face, l’acier à la main. Les belles paroles suintant de mensonge, il n’y avait qu’avec Siena qu’il aimait les proférer. « Aurais-je l’occasion de vous voir plus souvent cet été que l’année dernière ? demanda soudainement le Suprême. La Prêtresse avait fait partie de sa délégation à Elysium et elle avait continué à remplir ses fonctions de conseillère durant leur séjour, mais elle s’était faite particulièrement discrète. Votre absence s’est faite remarquer l’été dernier… » Il n’y avait pas de reproches dans sa voix. C’est la curiosité qui teintait le ton du Suprême alors qu’il observait les traits du visage de la femme qui se tenait devant lui.

Un coin de sa bouche se releva face à la remarque taquine de la Haute Prêtresse, mais il ne répondit pas à la question teintée d'amusement. Si Rym était devenue une extension de sa personne au fil des ans, celle vers qui il se tournait le plus souvent dans les moments d'incertitude, Breena ne comptait pas moins parmi les gens de son entourage en qui Cesare plaçait le plus de confiance. La chose était loin de plaire à tous. Plusieurs de ses généraux lui rappelaient trop souvent que la Prêtresse devait placer sa loyauté envers le Crépuscule et la Mère avant sa fidélité envers la Cour de l'Automne elle-même. Plusieurs le priaient de faire preuve de prudence face à la magnifique créature qui veillait sur leur temple. Le Suprême voyait les choses autrement.

Puis vint la question de l'organisation de la cour s'il devait être élu Haut Suprême. L'année précédente, il avait été peu enclin à espérer de se hisser à ce titre. Il avait faim de revenir aux sources, de s'ancrer sur ses terres à nouveau après une saison sociale mouvementée. Avec les événements survenus dans sa vie au courant des mois précédents, avec ses ambitions changeantes, Cesare espérait décrocher la couronne plus que jamais auparavant.

« J'y ai songé, admit-il. Trop souvent même. Demander à Siena d'être intendante en son absence était hors de question. Ses enfants n'étaient pas non plus taillés pour la tâche. Son frère lui en voulait pour les fiançailles de Luz et cette dernière semblait décidée à l'ignorer. Il ne savait pas s'il pouvait avoir ce genre de confiance aveugle en Salazar, les années ayant étiré l'amitié qui avait un jour existé entre eux. Je pense installer un conseil au pouvoir. Mettre toutes les décisions entre les mains d'une seule personne me semble trop risqué. Il aurait pu ne choisir qu'une personne et la lier par un serment solennel, mais trop de ces serments encraient désormais sa peau. Je crains de semer la discorde entre les membres de ma famille si je ne devais choisir que l'un d'entre eux pour régner en mon absence. »

Il observa le visage pâle de la prêtresse, son expression illisible. Même s'il ne craignait pas de trahison de sa part, Cesare se surprenait souvent à se demander où résidaient les ambitions de la femme aux cheveux d'encre. Elle avait été une mentaliste hors pair à en croire les rumeurs qui lui étaient parvenues. Certains soufflaient qu'elle avait convoité le siège de la Prêtresse Implacable, et une part de Cesare savait qu'elle aurait fait une parfaite Implacable. Il appréciait sa compagnie, mais ne la voyait pas terminer sa vie entre les murs du temple d'Arvandor. Breena devait forcément aspirer à plus. Cependant, leurs ambitions respectives ne relevaient pas du genre de discussion que le Suprême de l'Automne avait avec la prêtresse.

« Avez-vous des inquiétudes à cet égard ? Je ne vous demanderais pas d'abandonner vos responsabilités à Arvandor pour me suivre à Elysium, bien sûr. J'espère par contre que vous accepteriez de siéger au conseil. La foi fait partie des piliers de notre cour et vous m'avez toujours été d'excellent conseil. » Il devrait d'ailleurs questionner la Prêtresse Mère sur la question lorsqu'ils se reverraient. Ce genre de rôle pouvait-il constituer un conflit d'intérêt pour les prêtresses du Crépuscule ou pouvaient-elles accepter d'assister leurs Suprêmes comme elles le souhaitaient ?

Son père avait toujours répété que le Suprême n’était pas l’unique figure qui faisait la grandeur d’une cour. Plus jeune, Cesare avait cru qu’Enzo Monteserre était simplement amer de ne pas avoir été choisi par le Chaudron pour régner sur leur cour. Il avait cru que le bougre se donnait de l’importance, parce que l’impression de faire partie de quelque chose de plus grand le réconfortait lorsqu’il avait du mal à dormir la nuit. Depuis, il avait réalisé qu’un Suprême, qu’importe sa puissance magique et sa force mentale, ne pouvait pas régner seul. Les gens qui gravitaient autour de lui étaient tout aussi importants. S’il n’avait jamais eu l’occasion de discuter ouvertement de la question avec les autre souverains d’Evanor, Cesare ne doutait pas que chacun d’entre eux posséder ses piliers.

Ses piliers à lui résidaient en plusieurs éléments : sa famille qui lui rappelait d’où il venait, sa foi qui lui rappelait qu’il n’était qu’un fae parmi tant d’autre, ses ombres qui l’aidaient à voir clair à travers ses distractions et son conseil dont la diversité l’aidait à ne pas perdre de vue ses sujets. Breena était le visage de la foi pour lui, sa connexion avec la Mère, sa lumière dans les ténèbres lorsqu’il doutait de tout le reste. Breena était aussi sa connexion avec la Cour du Crépuscule qui avait acquis une part importante du pouvoir au fil des siècles. L’entendre dire qu’elle abandonnerait tous les temples d’Evanor s’il avait besoin d’elle fit naître un frisson sur sa peau. La déclaration sous-entendait qu’elle vouait une plus grande allégeance à son Suprême qu’à la Prêtresse Mère. La pensée était étrangement enivrante.

La division permet de conserver le pouvoir… La déclaration lui fait hocher la tête pensivement. Peu de gens réalisaient ce genre de choses lorsqu’il leur faisait part de ses intentions. Un tas de raisons le poussait à envisager la possibilité d’un conseil. Éviter la discorde entre les membres de sa famille qui se sentiraient bafoués s’il ne choisissait que l’un d’entre eux. Éviter la grogne chez les Seigneurs de l’Automne qui risquaient de se sentir exclus s’il devait placer uniquement des Monteserre sur le trône en son absence. Éviter que le pouvoir ne monte à la tête d’un intendant. Diviser pour mieux régner. C’était là la meilleure option. La plus sûre…

« Je prierai aussi, déclara-t-il lorsqu’elle se tut. Si cette année n’est pas la nôtre, j’ai espoir que notre tour viendra tout de même. Après tout, mon règne ne fait que commencer. » Une dizaine d’années ne représentait pas grand-chose aux yeux d’un fae, et Cesare avait espoir de régner bien plus longtemps que son prédécesseur. Il fêterait son premier siècle de vie dans quelques mois, mais il était loin de se déclarer trop âgé pour gouverner son peuple.

« Allez-y. Je ne vous promets pas de réponse, mais vous piquez ma curiosité. » Il fronça des sourcils dans l’attente de cette question qui brûlait les lèvres de la Prêtresse aux cheveux d’encre, se demandant ce qui pouvait la tracasser ainsi. Il l’avait rarement vue si hésitante.

Note: