Le voyou a quitté son territoire pour se glisser en terrain neutre. Le port commercial était la seule partie de l’arc d’argent que les Marchands de Sable et leurs adversaires avaient déclaré freegame. Le reste de ce quartier d’étendait trop près des fortifications du Palais des Mirages pour que l’un ou l’autre de leur gang ose s’en clamer rois. Sylas n’aime pas s’y aventurer. Pourtant ses pas l’y mènent de plus en plus souvent, que ce soit de son plein gré ou que le destin lui force la main… Aujourd’hui, c’est pour renvoyer son portrait à Rosalie que l’homme s’aventure vers le bureau de poste.

Le retour de Ninon l’a chamboulé, a réveillé quelque chose de difficile à expliquer en lui. Il lui en veut de l’avoir fait attendre si longtemps. Il s’en veut d’avoir laissé son regard s’attendrir face aux traits si singuliers de Rosalie Valois. Il s’en veut de continuer à entretenir cette amitié risquée avec la noble demoiselle. Soudainement, la présence du portrait gardé précieusement dans une chemise de cuir dans sa chambre le perturbe. Peut-être que ses sentiments pour celle qui l’avait tracé étaient plus profonds qu’il n’avait osé l’admettre. Comment d’autre expliquer la culpabilité qui s’était invitée dans le creux de son ventre ?

Pourtant, il se tient là, la grande enveloppe dans la main, sans vraiment parvenir à se résoudre à entrer pour donner ses aeskells au postier pour renvoyer le porter et le pli qui l’accompagne à celle qu’il en est venu à qualifier d’amie. Sa casquette bien enfoncée sur ses cheveux en bataille, il laisse son regard gris se promener sur le parchemin en pesant le pour et le contre des options qui s’offrent à lui.

Une partie de lui hurle qu’il n’aurait sans doute pas revu Rosalie de toute façon. Leurs mondes se croisent si rarement qu’ils ne se sont vus que deux fois; lorsqu’il s’est lui-même invité dans l’atelier de la jeune femme et lorsqu’il s’est éloigné de son terrain de jeu habituel lors de l’ouverture de la saison sociale. S’il continue à errer dans les bas quartiers, il ne la reverra pas. L’autre partie de lui proteste, indiquant qu’une force inconnue semble le pousser constamment vers la joaillière. Peut-être devrait-il simplement jeter le portrait dans l’âtre et prétendre qu’il l’a toujours. Peut-être devrait-il le renvoyer à Rosalie et leur épargner une relation teintée de mensonge… Au fond, même s’il garde le portrait, leur relation sera toujours assombrie par un brin de mensonge. Rosalie ne saura jamais qui il est réellement.

Il s’apprête à rebrousser chemin lorsque son épaule bouscule celle d’une femme à la crinière blonde soigneusement coiffée. Elle se confond en excuses et avant même d’avoir posé le regard sur elle, Sylas rétorque déjà : « Ne vous excusez pas, mademoiselle. C’est moi que vous devez pardonner, je ne regardais pas où j’allais… Il lève finalement les yeux pour apercevoir les prunelles d’eau de mer de la femme, retenant son souffle l’espace d’un instant, rassemblant ses souvenirs. Une petite partie de lui-même lui souffle qu’il connaît cette femme, que leurs chemins se sont déjà croisés. Pourtant, il n’arrive pas à mettre le doigt sur le moment précisément. Votre visage m’est familier. » Les mots franchissent ses lèvres avant qu’il n’ait l’occasion d’y réfléchir à deux fois. Pourtant, elle ne ressemble ni à une prostituée, ni à une voleuse. Elle ne ressemble pas aux femmes qui naviguent en mer pour gagner leur vie non plus. Mais il garde ses comparaisons pour lui-même, soucieux de ne pas froisser la demoiselle qui se tient devant lui.

« Votre visage m’est familier, répète-t-il, mais je n’arrive pas mettre le doigt sur l’endroit où nous nous sommes croisés auparavant… »

Un large sourire étire les lèvres du voyou face à la taquinerie de la blonde qui se rappelle l’avoir vu rendre visite à Rosalie. Sa première rencontre avec Rosalie Valois avait été pour le moins fracassante. C’est avec la ferme intention de dérober des bijoux que la joaillière avait façonnés que Sylas s’était glissé dans son atelier du manoir familial de Cairlond, assez stupide pour ignorer qui habitait les lieux. Il s’était rapidement retrouvé au bout de la canne de la femme. Le commun des mortels aurait cru que cette rencontre était destinée à mal se terminer, et pourtant, Sylas avait partagé avec Rosalie un moment qui l’avait marqué à tout jamais, qui avait commencé à ébranler ses résolutions des mieux ancrées.

Les autres lieutenants auraient honte s’ils venaient à apprendre à quel point leur confrère avait commis des erreurs de débutant ce jour-là, à quel point il continuait à se mettre les pieds dans les plats lorsque ça concernait Rosalie. Officiellement cependant, il n’avait remis les pieds à Cairlond qu’une seule fois. Lorsqu’il avait demandé à un serviteur de remettre un colis en main propre à la demoiselle Rosalie. Ses autres visites, il les avait faites sous le couvert des ténèbres, comme un véritable voyou qui observe la demeure d’un nobliau en préparant son grand coup. Sauf que ces visites impromptues n’avaient eu pour but que de mieux graver l’image céleste de la joaillière dans son esprit.

« À Cairlond, vous dites ? déclara-t-il en fronçant les sourcils d’un air pensif. Alors vous avez une excellente mémoire, mademoiselle… J’y suis allé pour remettre une paquet à l’une des demoiselles de la famille Valois. Le printemps dernier, je crois. »

Un portrait, mais ça il se garderait bien de le mentionner. Sylas gardait précieusement l’esquisse de son propre visage que Rosalie avait couchée sur du papier le soir de leur rencontre. En retour, il avait mis des mois à renouer avec ses vieux talents pour dessiner un portrait qui rendrait justice à la beauté de la noble jeune femme. S’il l’avait revue l’été dernier, profitant de l’ouverture de la saison sociale pour marcher aux côtés de Rosalie, Sylas refusait que leur relation amicale parvienne aux oreilles de qui que ce soit. Il refusait également d’admettre la profondeur des sentiments qu’il ressentait pour elle.

« Je dois admettre être peu familier avec la généalogie de notre Suprême, déclare-t-il avec un sourire poli. Je me suis toujours demandé comment ce serait de travailler pour une famille noble… Dans tous les cas, je ne crois pas que les aristocrates s’embarrassent de gens comme moi pour des rôles aussi prestigieux que le vôtre. »

Ceux qui ne sont ni fae ni illyriens. Ceux qui se retrouvaient dans les bas-fonds de la ville à vendre leur corps et leur âme dans l’espoir de continuer à survivre…

Petite note:

Il tente d'étouffer le sourire qui veut ourler ses lèvres face au sens de la répartie incroyable de la blonde jeune femme. Cecily s’est glissée parmi les gens que les Valois estiment. En tant que secrétaire, elle a sans doute la confiance presque aveugle de sa maîtresse. Et pourtant, le voyou devine aisément que ça n’est pas parmi les seigneurs de Cairlond que la demoiselle a aiguisé sa langue de la sorte. Sa façon de parler ne crie pas la même noblesse que ceux qu’elle sert, mais plutôt de modestes origines qui ne doivent pas être bien éloignées des siennes.

Alors qu’il mesure les mots pour formuler sa réponse, il repense à sa première rencontre avec Rosalie, quand il a prétendu s’appeler Seamus dans la crainte de se retrouver dans de beaux draps si l’artiste devait décider de héler ses gardes. Sauf que la joaillière sait désormais qu’il lui a menti, et la possibilité d’offrir un faux nom ne l’effleure même pas. Ce serait trop risqué, même.

« Pardonnez mes mauvaises manières. Je suis Sylas, » se présente-t-il en lui tendant sa main libre, gardant la pochette de cuir bien serrée entre les doigts de sa main gauche. Elle ne lui a pas offert son nom de famille, alors il se contente de ce prénom, de cette once de vérité prononcée avec un sourire chaleureux.

Il est tenté de la contredire lorsqu’elle affirme le comprendre. Comment le pourrait-elle? Avec sa blonde crinière, son visage auguste et ses oreilles bien effilées, elle a l’apparence distinguée qu’affichent les faes. Mais la pensée qu’elle puisse cacher une paire d’ailes l’effleure, et il se garde de la questionner davantage, soucieux d’éviter de l’offenser par une maladresse malheureuse.

« Vous avez de la chance, se contenta-il de rétorquer. Si tous les hybrides pouvaient avoir une telle bénédiction, le monde se porterait un peu mieux… »

Il songe à ces femmes que les Marchands de Sable s’efforcent de protéger. Celles qui vendent quelques minutes d’amour ou de plaisir pour s’assurer d’avoir un toit sur la tête et de quoi se mettre sous la dent. Celles dont les mains glissent dans les poches des passants pour en arracher des richesses, celles dont les oreilles se tendent vers les bavards pour retenir les éclats d’information qui pourraient valoir quelques pièces si elles les offraient à la bonne personne. La vie était si injuste.

« Je peux vous aider à porter quelque chose ? demanda-t-il en notant les sacs au bras de Cecily, les objets qu’elle comptait porter à sa mère après cette visite au bureau de poste de la Grande Place. Pour me faire pardonner pour vous avoir bousculée de façon si cavalière, ajouta-t-il en souriant. J’ai tout le temps du monde, je vous assure. »

Elle lui tend de grands sacs remplis de tissus luxueux. Sylas s’en empare avec des gestes mesurés, en songeant que s’il avait aperçu un de ses hommes dans une telle position, il aurait sans doute esquissé un sourire en coin. Velinka le raillerait sans doute en lui disant qu’elle est contente de ne pas être la seule à se sacrifier pour la cause. C’est qu’il a le don de se mettre dans des situations impossibles, particulièrement lorsque son chemin croise celui de la famille Valois — et de leurs domestiques, visiblement.

Les questions de Cecily le prennent de court. La franchise de la demoiselle est désarmante. Peut-être parce qu’il s’attendait à une créature plus prudente et discrète considérant la famille qu’elle sert. « Je tiens une auberge dans le port commercial, déclare-t-il avec un sourire en coin. Comme vous, j’ai la chance d’avoir une bonne étoile qui m’a permis de m’en sortir. »

C’est la façon la plus simple d’expliquer la situation sans entrer dans les détails. Il n’est sans doute pas nécessaire de lui expliquer les choses qu’il a dû faire pour mériter sa place auprès de cette bonne étoile. Le voyou se demande souvent où il serait s’il n’y avait pas eu les Marchands de Sable. Tout ce qu’il sait, il l’a appris grâce à eux. Avant de prêter ses vœux à son ancienne lieutenant, Sylas ne connaissait que le monde que sa mère adoptive avait bâti pour eux. Cet univers était petit — composé d’un chariot couvert tiré par un chameau, de dunes à perte de vue et de contes racontés sous les étoiles —, mais c’était leur univers, et il était bien plus doux qu’Elysium.

« Disons simplement que j’étais loin d’où je suis quand j’ai mis les pieds à Elysium il y a… plus de 60 ans… » Il avait grimpé les échelons rapidement aux yeux de certains, mais au fil de plusieurs décennies tout de même. Son poste de lieutenant était arrivé comme une surprise durant le Fléau. Longtemps, Sylas s’est questionné concernant les motivations qui avaient poussé les autres lieutenants à vouloir le placer là.

La femme avançait à travers les rues de la capitale avec aisance. Le voyou la suivait tant bien que mal, gardant son chargement bien serré entre ses doigts. Il fronce les sourcils face à son interrogation, se rappelant clairement ne pas avoir dit que le paquet qu’il avait transporté ce jour-là était destiné à Rosalie Valois. Il pourrait réagir avec une surprise feinte en prétendant qu’il n’a jamais croisé la femme face à face, mais une partie de lui hurle que les domestiques et les gardes doivent se parler derrière les portes fermées. Et il y a bien deux occasions où des gardes l’ont aperçu avec la femme.

« J’ai croisé Rosalie Valois en personne à deux reprises, admet-il finalement. Notre rencontre s’est faite de façon plutôt inusitée. J’avais remarqué que la porte de son atelier était ouverte et j’ai craint que des malfrats soient entrés pour s’en prendre à la personne qui résidait là… Visiblement, ils avaient déjà déguerpi quand je suis entré, parce que j’ai bien failli me prendre un coup de canne sur la tête. Il sourit largement en se souvenant de ce jour-là. Ça n’est pas toute la vérité, bien sûr, mais c’est celle sur laquelle il s’était entendu avec la noble demoiselle. Nous avons aussi partagé une balade sur la grande place il y a quelques mois, le soir de l’ouverture de la saison sociale. Ce souvenir-là fait plus mal. Il signe la séparation de leurs chemins de façon définitive. Parce que sa relation avec Rosalie la mettait en danger, et il refusait que les autres lieutenants réalisent qu’il s’était rapproché d’une noble et lui demande d’utiliser la confiance de la demoiselle pour arriver à leurs fins. Donc, non, je ne visite pas souvent mademoiselle Valois. Je préfère laisser le destin l’amener sur mon chemin. »

Il laisse le silence planer pendant un instant avant d’ajouter : « Vous vous rendez au palais avec ces paquets ? »