Derrière le brouillard (Adrielle)

Voilà seulement quelques semaines qu’elle allait et venait entre Adriata et Elysium, et Adrielle était déjà au bord de l’envie de meurtre. Niniel avait la situation sous contrôle dans la capitale sur les terres printanières. Elle se familiarisait de plus en plus avec les ministres, et réglait les problèmes rapidement lorsqu’ils survenaient. L’hybride avait accompagné Niniel durant ses premières portes ouvertes à Elysium, se tenant derrière la chaise du Haut Suprême, bien droite pendant des heures à écouter les doléances du peuple en tentant de garder ses traits impassibles. Autrement, elle se tenait au bout de la table à chacune des réunions du Conseil des Marées — tous les après-midis —, faisant de son mieux pour noter tous les points importants dont elle devrait discuter avec Niniel le lendemain matin. Cette routine était épuisante.

C’était bien sûr sans compter le caractère des Seigneurs de l’Été qui se tenaient autour de la table. Sa propre sœur était celle qui lui opposait le plus de résistance, plissant le nez à la moindre de ses opinions, n’hésitant pas à lui rappeler qu’elle n’était là que pour relayer les objections de Niniel et écouter leurs débats. Heureusement, la fille du seigneur Aearendil et le bâtard d’Oriell Ytger étaient plus chaleureux envers elle alors que Lingwë Ulundë semblait déterminé à l’ignorer.

Aujourd’hui, les discussions avaient été plus animées que nécessaire après que des rapports militaires aient rapporté la présence de plusieurs navires d’artillerie venus de la Cour de l’Hiver dans les eaux de leur cour. Kyrie Ytger avait rappelé au Conseil que leurs cours collaboraient depuis bien des années de ce côté, mais les autres étaient méfiants, questionnant la présence des navires si proches de côtes. Adrielle se doutait que Niniel demanderait à l’un des membres de leur assemblée de se rendre à Hvitsten pour questionner Sanna Asgeir sur le sujet, mais elle s’était gardée de formuler son opinion face au regard d’Isild.

Adrielle avait cédé ses appartements à Isild au Palais d’Écume sans une once de regret, bien contente de s’engouffrer plutôt dans leur résidence secondaire des beaux quartiers d’Adriata lorsqu’elle obtenait enfin son congé. Le Palais d’Écume étant toujours animé, peu importe l’heure du jour ou de la nuit, elle était soulagée de pouvoir profiter du calme de leur maison pour se reposer avant de tamiser vers Elysium au petit matin. Quelques minutes après qu’elle fut rentrée ce soir-là, le valet lui annonça que Dashiell était là. Son cœur s’était gonflé d’excitation malgré la fatigue qui tirait ses traits et elle avait demandé qu’on leur apporte le dîner directement dans le petit salon, traversant l’enfilade de corridor pour rejoindre son jumeau.

Dire qu’elle était contente qu’il ait ouvert une boutique à Adriata ne rendrait pas justice face au bonheur qu’elle ressentait à l’idée d’avoir son frère près d’elle. Pour la première fois depuis qu’ils avaient été adolescents, Dash résidait sur les terres de l’été. Elle savait que la relation de son jumeau avec le reste de leur fratrie ne serait jamais comme la sienne. Les années de silence et d’ignorance imposées par leur grand-père avaient brisé leur famille à bien des égards…

« Je te jure que je vais assassiner l’un de ces Seigneurs avant le prochain Bal des Mirages, soupira-t-elle avec lassitude en s’adossant à la porte du salon, un sourire en coin s’invitant sur ses lèvres. Peut-être même que ce sera notre sœur. Je l’ai laissée s’installer dans mes appartements au palais pour qu’elle soit confortable, mais elle continue de me regarder de haut. Putain d’Isild, voudrait-elle dire. Elle me rend complètement folle. Elle me traite comme si elle craignait que je lui vole son siège, comme si elle craignait que je lui fasse de l’ombre… »

L’hybride traversa la pièce en traînant des pieds pour venir s’effondrer dans un fauteuil avec un grognement. Ses ailes étaient rétractées. La demeure des Ethelil n’était simplement pas adaptée pour elles. Avec les sièges capitaines capitonnés qui se tenaient dans les salons et dans son bureau, elle devait tordre ses appendices pour trouver un minimum de confort. Aussi avait-elle décidé d’abandonner l’idée de les afficher constamment. Pour l’instant.

« Désolée, je me plains pour rien, lâcha-t-elle alors dans un soupir. J’ai toujours du temps pour toi. La flotte de cette cour serait en train de sombrer, ça ne suffirait pas à m’empêcher de voir mon frère… » Ses yeux brillaient face à ces déclarations, à moitié sérieuses et prononcées sur un ton plus que taquin.

Son frère parlait avec une sagesse rafraîchissante, avec une bienveillance que ceux et celles dont elle avait partagé la compagnie un peu plus tôt ne possédaient pas. Il parlait avec son cœur. C’était un soulagement pour l’hybride qui s’efforçait de lire entre les lignes quand les Seigneurs de l’Été s’adressaient à elle, et de rouler ses propres répliques dans le sucre dont les nobles décoraient leurs discours. La chose était véritablement épuisante. Elle sentit presque son coeur s’attendrir alors que son frère prenait place devant elle, rétractant ses ailes avec un grognement de déplaisir et quelques jurons. Un sourire lui étire les lèvres face à cette plainte. Le projet de redécorer le manoir lui trottait dans la tête depuis un moment. Comme elle y résidait de façon presque permanente, elle se disait que la demeure devrait être un tantinet plus adaptée à sa morphologie particulière. Pourtant, elle n’osait pas encore en discuter avec Niniel. Sa soeur avait tant de poids sur les épaules. Adrielle ne devrait pas l’ennuyer avec ce genre de futilités…

Et pourtant, cette retenue dont elle faisait preuve ne faisait que cimenter la réalité dans son esprit. Une envie viscérale de changer les choses s’affirmait de plus en plus en elle. C’était là la raison qui l’avait poussée à accepter ce rôle auprès de Niniel. D’un côté, Adrielle s’était persuadée que sa présence auprès du Conseil des Marées comme émissaire était le premier pas vers un monde différent où les personnes comme elle auraient une place dans la société. Pourtant, elle réalisait que son ignorance envers le comportement odieux de certains nobles et son hésitation à déranger sa soeur avec les choses qui la tourmentaient ne la menaient nulle part. Plusieurs de ses capitaines questionnaient son pouvoir politique. Ils affirmaient qu’elle aurait dû rester en mer, là où sa vraie famille était, et la suivant depuis des décennies sans flancher. Alors elle tentait d’en faire plus. Elle jouait de ses alliances. Un jeu dangereux, diraient certaines personnes… mais nécessaire.

Adrielle s’empara du verre de vin que son frère lui tendait, la portant à ses lèvres avec soupir de soulagement en songeant que l’envie de foutre une raclée à Isild n’était pas ce qui manquait. Chaque fois que la jeune femme sortait son venin, chaque fois qu’elle laissait échapper une remarque coulante de vitriole, Adrielle se mordait la joue. Si elle flanchait, elle ne ferait que prouver ce qu’ils pensaient tous ; ils diraient que les ailés étaient impulsifs et sans cervelle. Elle devait être l’exemple qui les convaincrait du contraire…

Dashiell prit alors une expression plus sérieuse, et elle devina tout de suite de quel sujet il voulait parler. Voilà des mois qu’elle repoussait cette conversation. Leur tête à tête à la Chope Dorée avait eu lieu plus d’un an auparavant. Ce jour-là, Dashiell lui avait annoncé qu’il avait retrouvé leur père. L’homme était bien vivant. Et il n’avait aucune idée de leur existence. Beltane était arrivé, puis Adrielle s’était mise en chasse pour retrouver les responsables des attaques, lui laissant peu de temps pour autre chose. Puis la saison sociale était arrivée, et l’hybride s’était convaincue qu’elle ne pouvait pas quitter Elysium pour gambader dans les montagnes de la Cour de la Nuit avec son frère. Et encore maintenant, elle était tentée de couper court à la discussion et d’affirmer que son rôle auprès du Conseil des Marées était trop prenant, qu’elle ne pouvait pas se permettre de s’absenter ou de dérange Niniel avec ses histoires. Leur soeur comprendrait. Adrielle savait comme elle avait été proche de son propre père. Mais elle culpabilisait.

Trouver une excuse serait plus facile que d’affronter la dure réalité. Adrielle était terrifiée. Elle n’avait jamais tremblé devant un orage, devant la colère de l’océan ou l’épée d’un ennemi. Pourtant, elle était terrifiée de ce qu’elle trouverait là-bas. L’idée de trouver un homme heureux qui avait refait sa vie avec une autre faisait la dégoûtait. Celle de découvrir un homme maussade dont la vie avait été détruite par la famille Ethelil était encore plus horrible. Et s’il ne voulait pas d’eux ? Et s’il se mettait en tête de les changer ? Jamais en cent ans elle n’avait prévu ressentir tout ça. Dans son esprit, son père était mort depuis longtemps. Apprendre que ça n’avait été qu’un mensonge… elle ne savait pas comment aborder la question.

« Tu veux parler de notre père ? La question sonne à moitié comme une affirmation. Elle vide son verre d’un trait, puis plante ses iris sombres dans ceux de Dashiell. Je t’écoute, mais je ne promets rien… L’envie de déblatérer des excuses l’effleure, mais elle referme la bouche et inspire un coup. Je suis juste… terrifiée. Avec tout ce qui se passe dans nos vies en ce moment, je ne sais pas si je suis capable d’accuser un rejet de sa part… J’ai peur de l’homme que je vais rencontrer… »

Ses paupières s’ourlèrent de larmes qu’elle chassa en quelques clignements, maîtrisant sa respiration avec tout le flegme dont elle était capable.