You stopped my heart (Askel)

Jamais elle n'était entrée dans le temple de Brynjolf, et naïvement, elle imaginait que sa venue ne serait pas dans de telles circonstances. La mort d'Einar Asgeir, Suprême de l'Hiver secouait une région toute entière - si elle s'en était détournée au profit du Crépuscule, son attachement restait sincère. Comment oublier cette région qui l'avait vu naître ? En dépit des valeurs conservatrices dont elle ne voulait plus, elle espérait au fond que cette disparition annoncerait une ère nouvelle pour les femmes. Le vieux loup n'était pas des plus ouverts sur la question, gardant la même ligne traditionnelle que ses prédécesseurs.

La dépouille de l'ancien Suprême gisait au milieu de la pièce, représentant cette ancienne société dont son trépas en sonnait le glas. La Mère l'avait choisi : elle avait désormais mis fin à son existence, laissant la chance à des candidats plus ou moins jeunes. Et quelle fut sa surprise lorsqu'elle posa ses opales sur une silhouette familière auprès des proches et familles du défunt. Askel. Droit, vêtu de riches vêtements, loin du luxe qu'il avait affiché lors de leur rencontre dans ce bar miteux de la capitale. A bien des égards, il semblait être un autre homme : elle eut peine à le croire dans un premier temps, la surprise la plongea dans un profond mutisme. Puis, elle osa questionner sa voisine. Askel Senström. Seigneur de Fornheim, et un parti à prendre par dessus le marché. Sous ses pieds, le sol se délitait alors que les battements de son palpitant tambourinaient dans ses tempes, la rendant sourde à tout bruit extérieur, si ce n'est la voix de son demi-frère qui la ramena à la réalité. Celui que la Mère avait choisi n'était autre qu'un Seigneur de l'Hiver, une personnalité influente aux nombreuses responsabilités. Un homme au sang bleu, à mille lieux du sien - entaché par sa volonté de rejoindre les ordres. Elle se remémorait cette soirée, loin du protocole où ils avaient ris et échangés jusque tard dans la nuit, un moment hors du temps et dont elle était ressortie charmée. Probablement plus qu'elle ne l'aurait imaginé, elle ne cessa de ressasser ses moments, hantée par ses boucles blondes et ce sourire ravageur. Ce soir-là, elle s'était montrée sans fioriture ou mensonge. Ce qui ne semblait pas réciproque. Elle aurait dû s'en douter.

Après la surprise vint une colère sourde, grondant dans son âme, dévorant le peu de patience qui lui restait alors que la cérémonie continuait. Déconnectée de ce qui se déroulait, elle se montrait silencieuse, passive, ses opales perdues dans le vide. Elle eut envie de hurler à l'injustice : pourquoi la Mère l'avait choisi lui ?

Sur l'estrade en compagnie d'autres nobles, il lui semblait plus inaccessible que jamais.

Tout prenait fin bien vite, la foule quittant doucement le temple, l'effervescence semblait être retombée mais pas les dissensions qui elle, continuaient d'exister. Profitant du léger désordre que cela entraînait, la jeune fille se faufila jusqu'à celui qui hantait ses pensées et dont elle apercevait la tignasse blonde. Engoncée dans sa robe grise, elle trébucha, ses pieds se prenant dans le tapis et la voilà qui perdit l'équilibre. Mais au lieu de s'étaler au sol, des bras la retiennent, lui évitant cette ultime humiliation - bien que limitée étant donné que presque tous les invités étaient partis. En levant le nez, elle fut horrifiée de constater que c'était lui qui venait de la sauver : et presque trop brutalement, la fae se reculait, venant effectuer une révérence maladroite, tâchant de reprendre le contrôle sur les battements de son coeur qui d'ailleurs avait cessé de battre. "Monseigneur Stenstörm, pardonnez ma maladresse." Sa voix était involontairement froide, distante, bien loin de la familiarité dont elle avait fait preuve dans ce bar. Ils auraient dû y rester, n'est-ce pas ?

Askel détestait les funérailles. Il se sentait constamment en décalage avec ce qu'il s'y passait et ressentait, au fond de lui, une forme d'oppression dans la solennité de l'instant. S'il se savait jeune, il avait, comme un peu tout le monde il en convenait, assisté à bien trop de funérailles à son gout et celle d'Einar Asgeir ne changeait en rien sa façon de penser. Pire, en tant que grand seigneur, il avait été placé dans les premiers rangs tout comme les Helvar et les Madsen, lors du dernier hommage rendu au Suprême. Askel n'aimait pas Einar Asgeir. Ce n'était certainement rien de personnel, il n'avait pas la prétention de songer qu'il le connaissait, mais il n'aimait pas ce qu'il entendait de l'homme qu'il avait été et des oeillades qu'il avait pu lui voir. Aussi voir la dépouille ne lui fit ni chaud, ni froid, le laissant dans un consternant état d'indifférence. Sa seule compassion allait à son frère qui venait de perdre son père biologique, ou à Revka qui revivait encore des rites funéraire et semblait pleine d'empathie pour les Asgeir endeuillé. Les cheveux plaqués vers l'arrière et la tenue des grands jours, Askel avait joué le jeu comme il le faisait à chaque fois qu'il quittait Fornheim pour se plier au devoir de représentation. Il cachait son ennui derrière le masque de son indifférence qui, d'un certain point de vue, pouvait passer pour une élégante gravité digne de la situation. Arrivé bien avant la mort d'Einar avec les seigneurs Ivar et Fenrys, il lui tardait de pouvoir enfin quitter Brynjolf et l'ambiance morbide qui semblait le coller comme une seconde peau. Ses ongles s'enfonçaient dans la paume de sa main tandis qu'il essayait de garder le contrôle sur ses réactions, sur ses pensées. Perdu dans la foule des gens venu rendre un dernier hommage, Askel pouvait presque passer pour un anonyme : un seigneur parmi tant d'autre, un fae comme il y en avait des tas. Pourtant, il ne parvenait pas à s'arracher à la désagréable sensation d'être épié et, pire que tout, à la curiosité de regarder s'il l'était vraiment. Mais tourner la tête lui aurait sans doute valut une tape sur la tête de la part d'Arnvid en plus de vexer les Stenström qui se tenaient à ses côtés pour avoir si bêtement attiré l'attention, alors il demeura droit, le regard fixé devant lui, essayant d'ignorer cette sensation comme on tente d'oublier une jambe qui gratte.  

Il retint un soupire de soulagement quand, enfin, la salle se vidant, il était libéré de son calvaire. Tandis que Revka s'en allait rejoindre Aghnar, Askel envisageait de trouver un coin pour se cacher d'Arnvid et de sa volonté de lui faire avoir une certaine discussion avec le seigneur Madsen. Il était encore en train de se demander s'il avait plus de chance de se faire oublier en allant à l'extérieur ou si se cacher entre les murs de Brynjolf suffirait lorsqu'un brin d'agitation, nettement différente du chaos semi-ordonné de la sortie, apparu dans sa vision périphérique. Une tête blonde qui lui rappelait une soirée dans une taverne d'Elysium, une étrange sensation comme un fil se tirant dans sa poitrine pour le relier à elle. Il ignorait qu'il avait de si bon réflexes quand il la rattrapa de justesse. « Prêtresse. » lui dit-il, se souvenant que d'ordinaire la robe grise laissait place aux vêtement carmins de l'ajah rouge. L'aidant à se redresser, il se sentit soudainement mal lorsqu'elle prononça son nom. « Je vois que vous êtes au courant ... » finit-il par répondre, regrettant qu'il ne soit pas resté, pour une personne au moins, juste Askel. A présent, même elle le traiterait en bon seigneur qu'il était et quelque part, cela le blessait quelque peu et cela si elle ne lui en voulait pas d'avoir omis l'illustre patronyme qui était sien lors de leur rencontre à Elysium.

Ses opales claires avaient détaillé l'apparence d'Askel Stenström, droit, digne, portant des parures dignes de son rang, loin de la simplicité de leur première rencontre. Elle s'était sentie stupide de l'admirer de la sorte, car elle l'avait tant fantasmé durant ces derniers mois, cet homme ayant éveillé en elle des émotions intenses, fortes. Kara avait réfuté ce lien, dans un premier temps, avant de renoncer à s'en détourner, si la Mère l'avait décidé, alors elle devait s'y plier. En tant que Protectrice de l'Ajah, elle agissait dans l'intérêt de la déité, jamais elle ne devait douter de sa parole ou de ses actions, auquel cas, cela reviendrait à remettre en question son allégeance pour le Crépuscule. Elle s'était sentie stupide de ressentir de la colère alors que la dépouille du Suprême de l'Hiver pourrissait non loin. Einar Asgeir s'en était allé, emportant avec lui tant de secrets et de rancœur, sans aucun doute. A l'image de ce que ressentait la jeune fae, perturbée par cette vérité plus qu'elle ne l'aurait imaginé. Toute la cérémonie ne fut que floue, elle n'entendit rien, pas même les paroles provocantes d'un Espen Asgeir, où elle se contenta de tourner le regard en sa direction mécaniquement. Le calme apparent qu'elle affichait cachait un véritable volcan intérieur, qui ne demandait qu'une étincelle pour éclater.

Pourquoi la Mère lui affublait une âme-soeur qu'elle ne pourra jamais avoir ? En tant que noble, il se devait de se marier afin de pérenniser sa lignée : comme toute famille seigneuriale d'ailleurs. Jamais la fae ne pourra prétendre à cette place étant donné sa position au sein de l'Ajah qui renonçait à une vie à deux dès leur entrée dans les ordres. Quelle injustice...Quelle ironie. Inaccessible, il l'était bien plus à présent, et elle regretta d'être venue, ce jour funeste faisait écho à ses propres tourments.

Enfin la délivrance sonna lorsque la cérémonie s'acheva et que les invités quittèrent peu à peu les lieux, enfin la tension descendait - mais pas pour la blondinette qui désirait une entrevue avec celui qu'elle n'avait cessé de fixer - un peu trop pour que ça ne soit pas suspect d'ailleurs. Diantre, qu'elle se sentait sotte, l'on pourrait la prendre pour une véritable obsédée, ou d'une énième pouliche bavant devant la beauté de ce bon parti. Seigneur, bel homme, membre d'une famille puissante de l'hiver, il avait tout pour plaire et attirait les harpies. Jouant des coudes pour parvenir jusqu'à lui, elle maudissait ses foutus talons qui s'emmêlèrent dans le tapis, l'humiliation semblait inévitable. Sauf que des bras la retenaient de peu, et en levant le nez, elle discernait son visage. Merde. Songea-t-elle. Elle venait de se ridiculiser. Elle reprenait ses esprits, se reculant brusquement, comme si ce simple contact l'avait brûlé. Effectuant une révérence pompeuse mais maladroite, Kara tâcha de se tenir droite, froide et distante, loin de la familiarité de la taverne. "L'apprendre ainsi n'est pas très plaisant mais.." Et elle ancrait son regard dans le sien, toute la colère qu'elle ressentait disparaissait. Les battements de son coeur reprenaient de plus belle. "Ce qui est fait est fait." Conclut-elle la gorge serrée, et dire qu'elle était venue le houspiller, voilà qu'elle se retrouvait tétanisée face à ce qu'elle ressentait pour l'hivernal. "J'aurais aimé vous revoir avant." Avoua-t-elle d'une voix faible, le souffle court, sous-entendant qu'il lui avait manqué, que son humour lui avait manqué, que la description chaotique de sa famille aussi. Sentant quelques regards interrogatifs, elle reprenait ses esprits, cette froideur innée. "Vous avez certainement mieux à faire, je n'abuserais pas de votre temps plus longtemps, Monseigneur." S'il voulait qu'elle parte, qu'il le dise, et elle cessera, elle partira sans se retourner - non sans mal. La balle était dans son camp, elle était à sa merci.

Il ne pouvait nier que la surprise n'était pas des plus agréables : que cela soit pour elle ou pour lui, la révélation de son nom et de son rang, les plaçaient dans une étrange dynamique, loin de l'amusement de la soirée qu'ils avaient passé dans la taverne. On aurait pu croire, à tort, qu'Askel n'avait jamais désiré devenir seigneur, qu'il détestait cette position autant que l'attitude qu'il se devait d'adopter maintenant qu'il était l'un des quatre. En réalité, le blonde aurait juste préféré attendre encore quelques décennies avant d'assumer les responsabilités qui étaient siennes. Parfois il enviait Revka et la liberté dont elle jouissait à Elysium, les rencontres qu'elle pouvait faire sans que cela ne soit sur-interprété par tout le monde. « Je n'ai jamais voulu vous mentir vous savez ? D'ailleurs, techniquement, je ne vous ai pas menti ... Je ne vous ai juste pas dis toute la vérité. » marmonna-t-il à demi penaud, conscient que cela n'excusait rien. Il ne se sentait toutefois pas capable d'assumer son désir d'anonymat, l'envie qu'il avait eut qu'elle le regarde pour lui et non pour ce qu'il représentait. Face au franc parler de la prêtresse, il n'avait pas eut à coeur d'avouer ce qu'il était craignant de voir son regard se teinter de la distance respectable qui allait de pair avec son rang, ou de lire l'éclat intéressé qu'il voyait déjà dans le regard de Nausicaa. Cependant, alors même qu'il prononçait ces mots, Askel les regrettait déjà : en jouant sur la sémantique, en rappelant qu'elle ne lui avait jamais demandé son nom de famille, il se dédouanait de sa responsabilité. Plus il cherchait à lui faire comprendre qu'il avait préféré n'être qu'un prénom, plus il s'enfonçait dans l'intention qu'il aurait pu avoir de lui cacher sa véritable identité. Certes, il n'avait pas menti, mais le rendez-vous plus qu'amplement sous-entendu n'aurait peut être pas été si elle avait su qu'il n'était pas qu'un fae d'Elysium comme un autre.

Tandis qu'elle s'apprêtait à partir, le jeune hivernal ressenti la panique monter en lui : si elle tournait les talons, si elle retournait à la Tour de l'Enclume, quand la reverrait-il ? La reverrait-il seulement ? L'idée que les derniers mois d'attente, le souvenir de son rire, l'impatience de ces retrouvailles, s'évapore de la sorte ne lui était pas concevable. « Attendez ! » s'écria-t-il en attrapant son poignet, de peur de la voir s'esquiver à tout jamais. Il ne savait pas quoi dire, il voulait juste gagner du temps. Gagner du temps jusqu'à ce que les choses soient plus claires pour lui, gagner du temps jusqu'à ce qu'il puisse lui faire comprendre que ses intentions n'avaient jamais été de la tromper ou de se moquer d'elle. « Ecoutez je ... Je ... » bafouilla-t-il, définitivement mal à l'aise avec la position dans laquelle il se trouvait mais plus encore des silhouette sans visage qui défilaient autour d'eux, quittant la salle de la cérémonie pour le modeste banquet offert par la famille. Askel releva la tête pour croiser quelques regard curieux et soudainement, il prit conscience de l'endroit où ils se trouvaient : au milieu des invités des Asgeir, à la vue de tous. Il songea à Arnvid et à son projet de le fiancer à Neva Madsen. Il songea aux voeux de la prêtresse et à ce qu'on pourrait dire d'elle si l'on venait à penser qu'elle était courtisé par un seigneur. Se mordant la lèvre, Askel réfléchit une demi-seconde. « Pas ici ! » souffla-t-il avant de s'esquiver par un couloir, trainant la blonde derrière lui. Ce ne fut qu'après avoir emprunté un couloir opposé à celui que tous prenait vers la collation qu'il songea que sa décision était plus stupide que de rester dans le hall. Tandis que son esprit bouillonnait, il se demandait s'il parviendrait à trouver une salle oubliée, un placard à balais ou n'importe quoi où ils pourraient être seuls afin de régler ce malentendu. Mais pris au piège de son embarras, il ne put que constater avec horreur qu'il était allé naturellement vers ses appartements. Foutu pour foutu, songea le fae qui ouvrit la porte avant de s'engouffrer dans la pièce, attirant la prêtresse avec lui.

Cela n'avait, bien sur, pas le luxe des appartements seigneuriaux de Fornheim, mais la pièce était spacieuse, avec une grande fenêtre donnant sur les paysages enneigés de Brynjolf. Divisée en trois par la disposition des meubles, une partie chambre occupait la partie gauche de la pièce, un grand lit sombre contrastant avec la luminosité de l'extérieur était posé sur un riche tapis qui menait aux armoires parfaitement rangées, tandis que sur la droite, deux fauteuils et une petite tables faisaient face à une cheminé, tournant le dos à un bureau sur lequel se trouvait une pile de papier. Craignant qu'elle se méprenne sur ses intentions, Askel passa la première minute à maudire sa stupidité, lâchant la jeune femme pour passer une main dans ses cheveux et leur rendre leur liberté. Sa mâchoire se crispa tandis qu'il cherchait une manière d'aborder la chose, toujours gêné par son choix de lieux.  « Kara, je suis vraiment désolé. Je ne pensais pas que cela aurait de l'importance pour vous, je n'étais pas très fier de vous offrir l'image d'un seigneur se soulant dans une taverne et je ne voulais pas que tout cela vous mette mal à l'aise. » finit-il par dire avant de s'adosser à la porte avec un soupire. Il entendait déjà la voix de Revka lui hurler dessus, lui reprochant d'avoir kidnappé une pauvre fille, une prêtresse qui plus est, pour l'enfermer dans sa chambre et lui sortir des banalités à pleurer.

Il n’avait pas voulu lui mentir : à ses mots, elle ne put s’empêcher de froncer les sourcils. Le mensonge ne cessait de la hanter, celui de sa mère ayant été le plus douloureux de tous. Elle avait découvert l’histoire sur son demi-frère en forçant les choses, en poussant sa génitrice dans ses derniers retranchements. Elle craignait le mensonge plus que quiconque : pourtant, elle n’avait pas demandé au fae de se justifier sur ce qu’il était lors de leur soirée Il se dédouanait de toute responsabilité et en réalité, il n’avait pas tort, elle ne lui avait pas demandé explicitement son nom autour de ce verre, car cette connexion allait au-delà, ce qu’il représentait ne l’intéressait pas, c’était l’homme dans toute sa simplicité qui lui avait tapé dans l’oeil. L’ambiance chaleureuse de cette taverne n’était plus qu’un vieux souvenir, enfouie derrière le protocole si étouffant - ou était-ce sa robe ? Elle ne saurait dire, mais la sensation de suffocation ne la quittait pas. Face à un seigneur, elle ne pouvait se comporter comme elle le voudrait, à coup de tapes dans le dos et de rires francs. En cet instant, la jeune femme regrettait ce qu’ils avaient partagé ce soir-là. Entre eux, il existait un canyon trop imposant pour être traversé par l’un ou l’autre.

Face à ce constat, elle songea à prendre la tangente, afin de ne pas imposer davantage cette pitoyable vue aux potentiels curieux. Qu’on la prenne pour une énième pouliche envieuse de la position du seigneur était bien la dernière chose qu’elle voulait.

Toute la colère qu’elle avait pu ressentir précédemment n’avait été que passagère, balayée par les prunelles bleues océan de l’hivernal. Ce n’était plus qu’une certaine honte qui l’habitait : et si ce qu’elle ressentait, ce manque, cette envie de retrouver cette éphémère complicité n’était pas réciproque ? Et si….Elle eut cependant le souffle coupé en sentant sa main sur son poignet, tandis qu’elle lui jetait un regard surpris. Son cœur, quant à lui, loupa un battement et des émotions contradictoires venaient la tourmenter. Autour d’eux, les invités n’étaient devenus que des ombres fugaces se fondant dans la masse. Par la Mère que faisait-il ? Il se mettait dans une position délicate, lui qui tenait la main d’une prêtresse rouge, et elle serait vue comme une profiteuse, alors qu’il n’en n’était rien. Les titres n’avaient aucune importance pour la jeune fae. S’il tenta de bafouiller quelque chose, elle demeurait silencieuse, prostrée sur la marche à suivre. Et soudain, il l’entrainait dans la foule, jouant des coudes jusqu’à une destination méconnue.

La voilà qui s’engouffrait dans une pièce qu’elle ne connaissait pas, surprise, elle détaillait le luxe de la pièce - oui, à ses yeux, ça n’avait rien de modeste. Un lit sombre, des armoires parfaitement rangées, un bureau en bois que l’on ne voyait presque plus, recouvert par tant de papiers, il venait de l’amener dans ses appartements, et aussitôt, le rouge lui montait aux joues. Il lâcha sa main, permettant à la jeune femme de retrouver un tant soit peu de contenance, tandis qu’elle se raclait la gorge. Bon dieu, que tout ceci était gênant. Elle osait à peine le regard dans les yeux, comme une adolescente. “Ce n’est pas grave, c’est juste que…je crains le mensonge sous toutes ses formes, j’ai toujours l’impression qu’on ne me considère pas pour ce que je suis. Pire qu’on va me trahir.” La voilà en train de faire les cent pas, bras croisés. “ça sonne très paranoïaque comme ça.” Dit-elle en riant, désabusée. Voilà qu’il allait la prendre pour une folle maintenant, puis, elle se laissa choir sur l’un des fauteuils, venant retirer ses talons qui lui faisaient un mal de chien, elle soupira d’aise. “Vous avez de l’alcool ? Tant qu’à passer pour un ivrogne, autant aller jusqu’au bout, Askel Senström.” Ses opales claires se posaient sur lui avec un sourire amusé.

Il se demandait encore quel serait son châtiment pour avoir kidnappé une prêtresse quand elle se mit à parler, monologuant sur les blessures qui résultaient de mensonges et de combien cette idée lui était insupportable. Il s'en sentit particulièrement penaud : son existence entière tournait autour de mensonge, Fornheim était bâtie là dessus faisant de lui, le pire des hommes qu'elle pouvait fréquenter. Des choses qu'elle entendrait sur lui, certaines seraient vraies, mais une grande partie seraient fausses mais il ne la connaissait pas assez pour lui livrer aussi froidement les secrets de son existence, ceux qui réunissaient la famille derrière des vérités si éloignées de la réalité. La mine sombre, Askel fit un pas vers l'arrière tandis que venait le hanter le visage d'Aghnar, les larmes de Revka, la colère d'Arnvid. La vérité n'était pas toujours belle à dire et parfois, le mensonge était la plus grande des défenses, la plus belle des protections. Comme réagirait-elle si elle savait la vérité, la vraie, aussi sale que sordide ? Il n'était pas certain de vouloir prendre le risque de le découvrir. « Toutes les manipulations ne sont pas faites que de mensonges ... J'en fais les frais autant que vous. » finit-il par dire. L'image de Nausicaa lui apparaissait clairement, tenue par leur pacte de ne jamais lui mentir, cela ne l'empêchait pas d'allègrement se servir de lui pour obtenir ce qu'elle voulait. Il accueilli sa demande presque avec tristesse tandis que la soirée dans la taverne paraissait si loin à présent, si loin de la luxueuse chambre qu'on lui avait attribué et où ils s'étaient réfugié, si loin du réconfort de n'être qu'un anonyme dans la foule et de pouvoir parler sans devoir s'en tenir à son rang. « Et bien, est-ce une particularité des écarlate d'aimer se noyer dans l'alcool ? » lui demanda-t-il tout en lui désignant le petit salon pour qu'elle s'y installe tandis qu'il farfouillait des placard qu'il n'avait jamais ouvert à la recherche du rafraichissement demandé.

Bouteille en main, deux verre dans l'autre, il entreprit de laisser un liquide ambré dont la forte odeur d'alcool présageait de la grande gueule de bois du lendemain, emplir les verres dans une cascade élégante et dorée. « Il n'y avait pas que ça vous savez ... » reprit-il en lui tendant le verre avant de s'affaler à son tour dans un des fauteuils. Le regard dans le vide, incapable de la regarder elle, il laissait son poignet tourner en cercle ample qui brassait le liquide avec régularité. Il se rappelait de ce qui l'avait conduit dans cette taverne, la veille de son retour dans l'Hiver, de son besoin viscéral de s'éloigner de ce qui avait été sa vie pendant plusieurs mois. « Pendant des semaines avant notre rencontre, je n'ai été que le Seigneur de Fornheim. A vrai dire, je ne suis que ça depuis que mes parents sont morts ... Avec plus ou moins de succès. Et les seuls sujets de conversation qui intéressent la majorité des gens sont de savoir si je vais me marier prochainement, si je forcerai mon frère à renoncer à ses voeux pour ne pas laisser ma soeur hériter, et comment je peux leur être utile pour grappiller un peu de pouvoir. » L'amertume cotoyait le cynisme de ses pensées : pour lui être seigneur n'était pas un gain de pouvoir, une autorité nouvelle ou quoi qu'on pouvait leur dire. Non, c'était un ennui mortel entrecoupé d'obligations qui le tuait à petit feu. L'odeur du sang lui revenait en mémoire, celui des hommes qui s'étaient rebellé et qu'il avait du châtier lui même, le sentiment d'illégitime flagrant alors même qu'il était le seul et unique fils que ses parents avaient réellement eut. Il en voulait à tout le monde : à Aghnar d'ignorer le problème comme si, soudainement, ils ne partageaient plus cette enfance commune, à ses parents pour avoir accepté quelque chose sans imaginer un instant les conséquence que cela pourrait avoir, à Einar Asgeir qui s'était débarrasser de son rejeton en manipulant son monde. Non il ne pouvait pas pleurer un tel connard. Par après ce qu'il avait fait à sa famille, à son frère, et à lui même. Car ce n'était pas Einar Asgeir qui avait du réprimer la rébellion naissante. Ce n'était pas lui qui souffrait du silence des siens face à sa douleur intérieure. « C'est lassant. » souffla-t-il, tant pour la peine qui ne partait pas que pour les désagréments plus communs dont il aurait été moins agacé s'il n'y avait eut tout le reste. « Alors ... Ça m'allait bien de n'être que Askel le temps d'une soirée. De retrouver celui que j'étais avant le Fléau, les obligations et tout le reste. » Car même s'il était héritier, il avait la liberté de bouger, de parcourir le monde, de dépasser les limites. Et maintenant, les seuls limites qu'il dépassait consistait à taire son illustre nom, à regarder une femme qu'il ne pouvait avoir boire à quelques mètres seulement de son lit et à se morfondre sur l'existence. Pathétique.

Après une gorgée, Askel regarda la blonde à nouveau, essayant de ne pas réellement la fixer, de ne pas réellement la voir pour ne pas ressentir l'attrait qu'elle faisait naitre chez lui. « Alors dites moi, Kara la prêtresse, vais-je recevoir un châtiment divin pour cela ? » Certains mensonges étaient nécessaire, pour les autres, mais surtout pour soi même.

Naïve, elle l'était, à imaginer un monde dépourvu de mensonges ou de manipulations. Quiconque sur cette terre en usait consciemment ou pas, elle la première. Durant des années, elle avait fermé les yeux sur les absurdités de son père, sur les violences qu'il lui faisait subir ainsi qu'à sa mère. Aveuglée par l'amour qu'elle lui vouait, il avait fallut une prise de conscience pour que le mensonge disparaisse et que l'effrayante vérité renaisse de ces cendres. Parfois, le mensonge était plus facile que la vérité, l'on s'y noyait, l'on s'y perdait et on endormait son esprit. "Cela dit, je suis mal placée pour exiger l'honnêteté quand je me suis menti à moi-même durant des années..." Souffla-t-elle en guise de réponse, c'était l'hôpital qui se fout de la charité quand elle savait les mensonges qu'elle avait inventé pour accepter l'inacceptable. La tristesse du fae faisait écho à la sienne : elle sentait sur ses épaules le poids de responsabilités non désirées. Elle regrettait aussi le soir de leur première rencontre où toutes ces questions n'avaient aucune importance, où seuls les rires comptaient, entre deux anecdotes stupides et légères. Loin de la gravité de cet instant. Encore une fois, la dure réalité la frappait : elle s'était bercée d'illusions ce soir-là, pensant pouvoir ignorer le monde entier pour se perdre dans ses beaux yeux. Elle eut un rire sans joie à ses mots sur l'alcoolisme supposé des protectrices et durasts de l'Ajah. "Le Crépuscule est d'un ennui mortel, alors on s'amuse comme on peut." Dit-elle dans un soupir, sourire amer. Les règles imposées par la Mère régissaient les Ajah : les prêtresses renonçaient aux plaisirs, aux rencontres et à l'amour.

Récupérant le verre de bonne grâce, la blondinette se laissa choir de tout son poids sur le fauteuil face au sien. En mettant le nez dans le verre, elle grimaçait, avant d'en boire une gorgée, de quoi la faire fermer les yeux alors que le liquide brûlait sa gorge et la bouche. Elle avait la sensation que des flammes dévoraient son corps. Malgré sa souffrance visible, Kara tâchait de rester silencieuse, pour ne pas couper le seigneur dans son monologue. Par la Mère, ce breuvage allait lui faire monter la tête...ou était-ce son voisin ? Un peu des deux. La fae reprenait son sérieux, balayant vivement une larme. Elle avait évidemment tendu l'oreille, constatant avec amertume qu'Askel ne prenait aucun plaisir dans ses nouvelles responsabilités. Il semblait prisonnier d'un titre qu'il n'avait pas réclamé : porteur de trop lourdes responsabilités qui l'avaient dénué de son humanité. Askel avait disparu au détriment du Seigneur, traité comme un objet politique. Son coeur se serrait face à cela, face à la dureté de la société noble d'Evanor qui étouffait toutes les âmes que l'on tourmente jusqu'à ce que mort s'en suive. Quiconque lui parlait le faisait par intérêt et non par un intérêt sincère. En cet instant, elle n'hésita plus à le regarder, dans toute sa vulnérabilité, décelant l'homme derrière cette stature qu'on lui imposait. Derrière tout ce protocole qui le compressait, l'obligeait à s'éteindre lui-même, à petit feu. Elle aurait voulu le serrer dans ses bras si la raison ne l'avait pas rappelé à l'ordre. Bien qu'ils étaient seuls, le luxe de cette chambre ne lui rappelait que trop bien son rang. Et pourtant, comment rester insensible à sa souffrance ?

N'écoutant que son coeur, elle se leva, marchant pied nu - ayant retiré ses douloureuses chaussures - jusqu'à lui, s'asseyant par terre, du moins, sur les genoux pour être à sa hauteur. Elle secoua vivement la tête. "Non, personne n'a à être châtié pour désirer être traité à sa juste valeur." Elle était honnête, sincère, ancrant son regard bleuté dans le sien, d'une voix douce et rassurante, il n'y avait rien de mal à vouloir être considéré autrement qu'une monnaie d'échange, qu'une potentielle alliance maritale. "A la limite, je devrais te punir d'avoir servi un breuvage aussi fort, ou parce que tu séquestres une prêtresse écarlate." Sourire amusé, Kara ressentait encore les affres de sa boisson, chassant encore une petite larme du coin de l'oeil. Le tutoiement quant à lui arrivait naturellement, comme pour lui faire comprendre qu'à ses yeux, il restait Askel, le blondinet rencontré dans une taverne. Celui qui l'avait fait rire comme rarement. Celui avait capturé son coeur sans qu'elle n'ait eu le temps de dire ouf et cela sans connaître sa position de seigneur. "Je suis navrée qu'ils ne te voient pas pour ce que tu es mais pour ce que tu représentes. C'est injuste." Son regard se voila d'une certaine rancoeur dirigée vers cette société toute entière et ces harpies qui en profitaient. A ses mots, ses doigts s'étaient posées sur les siens, lui témoignant de son soutien. "Avec moi, tu peux être Askel." Conclut-elle avec la sincérité du coeur, leur lien comme étendard, plus fort que tout, plus fort que sa raison.

Il ne dit rien, au début, tandis que ses paroles redevenaient aussi mystérieuses et lourdes que dans la taverne d'Elysium : il était évident que Kara avait son lot de blessures et qu'elle n'avait pas particulièrement envie d'aborder le sujet avec lui. Il aurait été fort hypocrite de lui en tenir rigueur, lui même ne discutait pas de l'intégralité de ses problèmes avec des inconnus. Cependant, cela le laissa plein de curiosité. Qu'est-ce qui poussait une si jeune fae a haïr autant les secrets et les omissions, qu'est-ce qui avait pu la blesser autant qu'elle sortait les griffes tel un chaton en colère ? Il se contenta de la laisser ruminer ses pensées, ne brisant le silence que pour faire résonner le bouchon sautant de la bouteille et l'écoulement du liquide dans le verre. Un sourire amusé se dessina sur son visage tandis qu'il revenait vers elle, verres à la main, interrogeant son alcoolisme naissant autant que le peu d'occupation que l'ajah rouge semblait avoir à lui offrir. Une nouvelle énigmatique réponse l'accueillie, lui tirant un haussement de sourcil surprit. Il aurait pensé à davantage de dévotion dans ce choix de vie que ce dont elle faisait preuve à cet instant. Chez les Stenström, la coutume voulait qu'un enfant de chaque génération rejoigne la Foi, preuve de la confiance et de l'influence de la famille au sein des crépusculaires. Combien de Stenström avaient été Hautes-Prêtresses, il aurait bien été en peine de le dire, mais sa propre tante avait choisi ce chemin, épargnant à Arnvid d'être désigné pour en rejoindre les rangs. Quand à Aghnar, son "sacrifice" arrangeait autant son géniteur que ses parents adoptifs et peut être même sa propre personne. « Pourquoi avoir choisi le Crépuscule dans ce cas ? A cause des fameux mensonges ? » finit-il par demander, la question lui brulant les lèvres tant elle tournait autour du pot sans entrer dans le vif du sujet. Pourquoi choisir la voie de la solitude et du don de soi lorsque cela n'était pas une vocation ?

Il grimaça également sous la force de l'alcool. Décidément, leurs deux rencontres se finissaient toujours de la même manière : en tristes révélations et en mauvais alcool. Il soupira. « Tout ce que j'ai dis au cours de cette soirée était vrai, prêtresse ... J'ai un frère grincheux et une soeur perpétuellement au bord de la crise de nerf, j'ai un oncle passablement ambitieux et deux cadettes qui ont autant de personnalité que les statues de Brynjolf. » rappela-t-il. Il n'y avait pas eu un seul mensonge, pas un seul mot désireux de la berner : tout ce qu'il avait dit avait été vrai, de la mention de sa famille jusqu'à ses propres connaissances en matière d'alcool ou plutôt, en matière de raccourcis fumeux sur ce que l'alcool disait de la cour qui les produisait.  « La seule chose que je ne t'ai pas dites, c'est mon nom. Et tu es ici de ton plein gré, la porte n'est pas fermée ... » rappela-t-il en désignant cette dernière qui, quoi que fermée, n'était certainement pas verrouillée. La dernière chose dont il avait besoin était d'une prêtresse s'ajoutant à la longue liste de ceux qui lui voulait déjà du malheur : séquestré une femme n'était pas dans ses habitudes et s'il voulait expliquer la situation au calme, loin des curieux déjà alpagué par la vision du corps sans vie d'Einar Asgeir, il ne voulait pas risquer d'avoir plus d'ennuis qu'il n'en avait déjà. Quoi qu'il déplorerait son départ, si tel était son souhait, il ne pouvait l'en empêcher : peut être y avait-t-il des choses qu'il ne pouvait faire oublier aussi aisément qu'il le voudrait, peut être y avait-il des choses qu'elle ne pouvait pardonner. Toutefois, la lassitude avait mis le vouvoiement poli de côté, revenant  à la simplicité d'une conversation entre jeunes gens, débarrassée des titres et des conventions.

Avachis dans son propre fauteuil, Askel regardait le liquide ambré glisser le long de la paroi translucide, laissant dans son sillage, une fine pellicule transparente qui finissait par rejoindre le reste de la boisson un millième de seconde plus tard. Cela le captivait soudainement et il resta un instant ainsi, fixant cette pellicule au travers de laquelle se dessinait le carmin des vêtements de la protectrice. Putain de Crépuscule, songea Askel. Il n'était que peu alerte au sujet de certains liens divins, mais il était certain qu'il n'était pas normal de ressentir une telle inclinaison pour une parfaite inconnue. Ou en tout cas, ce n'était pas son genre. Askel n'avait rien d'une oie blanche, mais il n'était pas homme à profiter de son statut pour s'inviter dans l'intimité des dames. En réalité, il aurait presque pu être qualifié de timide si son rôle à Fornheim n'avait pas forcé sa personnalité à changer pour entrer dans des vêtements trop grands pour lui. « Les choses sont plus compliquées quand tu es un seigneur, que tu prête serment devant la Haute Prêtresse et que tu te trouve lié au trois autres. » précisa-t-il. Il avait le sentiment qu'il ne pourrait jamais se départir du rôle de Seigneur, de ce qu'il impliquait et de tout ce qui venait avec. Il aurait aimé laissé cela à la porte aussi facilement que l'on pouvait retirer un manteau, mais cela continuait de le coller à l'image des dessins sombres sur sa peau qui trahissait la présence du pacte. Ce maudit pacte. Il ne pensait pas qu'à celui qui le liait à Fenrys, Ivar et Sanna mais également à l'autre, celui qui nouait son âme à celle de Nausicaa et dont il ne parvenait à se défaire plus que du second. Tant de chose qui l'agaçait et contre lequel il ne pouvait rien. « Le monde est injuste, c'est la seule chose que j'ai appris de ce putain de Fléau. Mes parents sont morts en me laissant leur vilain petit secret qui me pourri l'existence et ... Me cause tout un tas de désagréments encore aujourd'hui » Son débit verbal s'était soudainement accéléré tandis qu'il énumérait un partie de ce qui secouait son esprit, le ramenant autant au deuil difficile qu'aux mois qui s'en étaient suivis. Le souvenir de l'attaque dans les rues de Hvitsen l'avait secoué et l'idée d'avoir été la demoiselle en détresse sauvée par l'illyrienne qui avait juste été de bonne humeur ce jour là ne faisait qu'ajouter à son amertume. Il s'arracha à sa contemplation du vide pour poser un regard las sur elle. « J'ai cessé d'être ce que j'étais ce jour là, lorsque j'ai prêté serment. Et je m'accroche encore à l'image du jeune fae que j'étais pour éviter de me noyer dans ce que j'ai du faire pour affirmer ce nouveau pouvoir, dans ce que je sais être malgré tout et qui est aux antipodes de ce que je voulais devenir. » Beaucoup d'énigme, encore des non-dits mais il ne pouvait parler davantage : le secret familial n'était pas une chose qu'il pouvait envisager de rompre car malgré tout ses ressentiments, toute sa colère et toute sa déception, Aghnar resterait son frère. Et on ne trahissait pas les siens. Même s'ils vous laissaient, même s'ils ne donnaient pas de nouvelles. Trahir ce secret serait sans doute la dernière marche qu'il lui restait avant de se perdre totalement, la dernière sécurité qui lui permettait de ne pas avoir à renier son passé comme s'il n'avait jamais exister. Les choses changeaient, mais pas la promesse qu'ils s'étaient tous faites des années auparavant.  « Toi qui est une Protectrice, n'y a-t-il rien que ton devoir t'as forcé à faire ou à ne pas faire et que tu regrette ? » lui demanda-t-il, s'interrogeant sur ce qu'il se passait à la Tour de l'Enclume et la liberté dont jouissait les soeurs rouges vis-à-vis des ordres et des obligations.

Elle avait quitté la demeure familiale, sa cour natale car elle manquait de liberté. Naïvement, elle avait imaginé que le Crépuscule lui apporterait toute l'indépendance dont elle avait rêvé, mais rien de tout cela n'arrivait. Elle s'était longtemps convaincue avoir revêtu l'habit rouge par dévotion pour la Mère. En réalité, elle n'avait pas plus de dévotion que certains hivernaux. La blondinette s'était fourvoyée, plongeant la tête la première dans des mensonges confortables, là où la vérité était trop difficile à admettre. Kara se rendait compte avec amertume à quel point elle s'était trompée en rejoignant les Ordres, encore plus depuis qu'elle avait rencontré son âme-soeur. Le Crépuscule lui avait offert une autre cage, certes plus reluisante que celle qu'elle avait quitté, mais elle se sentait prisonnière d'une institution bien trop lourde pour ses épaules. "J'ai voulu m'échapper de la cage dans laquelle j'étais depuis ma naissance. Mon père, Hans de Kuiper ne me voyait que comme une monnaie d'échange, une pouliche à marier. J'ai longtemps été aveugle mais jamais il ne m'a aimé, tout ce qu'il désirait était un fils. Lorsque je m'en suis rendue compte, j'ai rejoint le Crépuscule." Elle but une gorgée de son breuvage, devenu aussi fort que la boule formée dans sa gorge en évoquant la réalité. Admettre que sa vie n'était qu'un mensonge était aussi douloureux que de se prendre une gifle, si ce n'est plus, mais elle était las de tourner autour du pot. "Mais la Mère ne m'a pas offert ce que je cherchais, pathétique hein ?" Et ce qu'elle voulait réellement se tenait peut-être là ? Une vie simple, aimer, être aimée, partager des moments simples. Probablement que ce simple aveu pouvait être répréhensible au sein de l'Ajah, qu'elle pourrait subir le courroux de sa prêtresse, mais elle savait qu'Askel ne serait pas celui qui vendrait la mèche. Ils étaient seuls dans cette pièce, elle avait suffisamment confiance en lui pour cela - alors qu'elle ne l'avait vu qu'une fois d'ailleurs. Vraiment, l'alchimie d'âme-soeur restait un mystère. Elle avouait des tourments qu'elle n'avait même pas évoqué auprès de sa famille ni certains de ses plus proches amis.

Son regard s'était posé sur la porte close - pas à clé du moins qu'il désigna. Elle pourrait partir et ne plus jamais se retourner. Oublier cette rencontre comme tout le reste et reprendre une existence normale. En était-elle capable ? Assurément non, car la blonde ne bougea pas, buvant une énième gorgée de l'alcool qui la fit grimacer - moins qu'au début, preuve qu'elle s'y habituait peu à peu. L'amertume que ressentait le seigneur trouvait écho en son esprit, tandis qu'elle demeurait silencieuse face à ses tourments. Elle n'osait imaginer les responsabilités d'une telle position, doublée à une famille plus que dysfonctionnelle dont il avait énuméré les membres plus tôt. Finalement, Askel devait se sentir terriblement seul face à cela. Abandonné par ses parents, il se retrouvait esseulé, héritant d'une place qu'il n'avait pas désiré. Malgré les non-dits, elle comprenait aisément la précarité de sa position et fronçait les sourcils. Il avait dû renoncer à une partie de lui-même en devenant Seigneur. "Et que voulais-tu devenir ?" Lui demanda-t-elle sans attendre, la question lui brûlant les lèvres. A ses mots, elle s'était levée pour s'asseoir à son tour sur le fauteuil à ses côtés. Probablement pas Seigneur, ça elle l'avait compris, mais quelle vie aurait-il choisi si tout cela ne lui serait pas tombé dessus ?

Quant à ses propres regrets, elle demeura interdite, tâchant de faire le tri dans ses pensées, ses opales bleues fixant son verre qu'elle faisait tournoyer. En tant que Protectrice, elle assurait la protection des frontières, mais pas que, elle assistait aussi les autres ajah dans leurs missions, assurant leur sécurité. "J'ai plusieurs fois accompagné mes frères et sœurs de l'Ajah Blanche. J'ai assisté, impuissante, au départ des divergents pour leur nouvelle cour, arrachés à leurs familles à tout jamais." Elle avait cessé de respirer en parlant, déglutissant difficilement, le regard fuyant, elle soupira. "Même si je m'y étais préparée, ça m'a dévasté." Pourtant, on le lui avait expliqué, elle l'avait su, mais le vivre avait été tout autre et elle devait vivre avec. Elle s'y était pliée, respectant la politique réservée aux divergents, sans pour autant l'accepter dans sa globalité. Arracher des pauvres enfants à leurs familles était une barbarie sans nom.

Ainsi dont, elle était noble, songea l'hivernal tandis que la blonde lui découlait le récit d'une existence triste et encore plus tristement commune aux dames bien nées de la Cour de l'Hiver. Petite noblesse, certes, ce qui expliquait qu'il ne l'ait pas reconnu plus tôt et surtout l'obsession de son géniteur pour un garçon. Quoi qu'il ne devait se trouver dans la ligne de succession : une héritière qui s'engageait dans le Crépuscule, voilà qui aurait fait grand bruit, même pour une petite famille. Cependant, il trouvait tragique que l'engagement de Kara fut motivé par une si discutable vocation : ce n'était pas l'amour de la Mère qui l'animait mais la peur de la vie que demeurer dans cette famille finirait par lui amener. Elle s'était libérée, en un sens, mais à présent, la décision devait lui paraitre bien lourde, troquant une prison pour une autre. « Au moins as-tu pris conscience de ce que tu cherchais ? Piètre consolation j'en convient. » finit-il par dire, un peu trop cyniquement à son gout. Son objectif n'était pas de se moquer de ce qui l'avait amené là mais de pointer qu'elle n'était, visiblement du moins, pas plus heureuse dans sa tenue écarlate qu'elle ne l'avait été en tant que fille de la noblesse hivernale. Avec un soupire, rendu dramatique par le taux d'alcoolémie montant lentement dans le sang du jeune seigneur, il ajouta. « Nous voilà un nouveau point commun : avoir attendu de prononcer un serment inviolable pour nous rendre compte que, dans la vie, on a pas toujours ce qu'on veut. » Ce constat s'appliquait, bien évidemment, aux devoirs que son titre exigeait de lui, au sacrifice qu'il avait du faire lorsqu'il avait prit la tête de Fornheim : l'innocence perdue autant que cette forme de renoncement de soi qui lui avait été imposé et qu'il déplorait. « Et encore moins maintenant ... » murmura-t-il plus pour lui même que pour la conversation. Cela ne s'adressait nullement à la vie qu'il avait quitté lorsque le tatouage du pacte s'était dessiné sur la pâle peau de son abdomen bien qu'elle en fut le coeur de ses mots précédent. Cette fois, il songeait à celle qui lui faisait face, celle dont l'anneau d'agathe rouge rappelait la fonction sacrée et l'intimait au silence.

Il eut un rire sans joie tandis que son regard se perdait encore dans le vide de sa mémoire profonde. Ce qu'il voulait devenir ? Sans doute seigneur d'une manière ou d'une autre, mais pas si tôt, pas avant d'avoir pu voir ce que son coeur aspirait à découvrir, d'avoir vécu ce que son âme espérait si ardemment. Il ignorait qui était assez tordu pour désirer la mort d'un père et hériter plus rapidement de titre et de responsabilité, mais Askel n'avait jamais été un ambitieux, pas plus hier qu'il ne l'était aujourd'hui, à l'aube du rituel de Suprématie. D'aucun disait qu'il serait peut être le premier et le dernier qu'il connaitrait de son vivant : certainement s'il était choisi, et il le souhaitait s'il ne l'était pas. L'idée d'être seigneur était déjà bien assez d'angoisse sans avoir à s'ajouter la Cour dans son intégralité. Tout cela lui semblait si loin de la liberté dont il avait jouit jusque là. « Et bien, crois le ou non, j'adorais parcourir les endroits inexplorés d'Evanor. J'usais de mon titre d'hériter pour aller de ça de là et je disparaissais des semaines dans la nature pour le simple plaisir d'en découvrir tous les secrets. » expliqua-t-il avec un sourire. A l'époque, il ne savait pas tamiser et se contentait de parcourir des landes oubliées de la manière la plus simple qu'il fut : tantôt à cheval lorsqu'il passait la frontière du printemps, tantôt à chien de traineau lorsqu'il retrouvait les terres enneigées de l'hiver. C'était ainsi qu'il avait rencontré Nausicaa et elle s'était joint à lui, rendant son voyage moins solitaire, lui apprenant des choses dont il ignorait tout. L'anneau de la prêtresse leur avait facilité bien des rencontres tout comme l'énoncé de son nom : c'était une époque où il n'aviat pas encore l'impression d'être dévoré tout entier par ce qu'il était censé être, une époque où il avait encore du contrôle sur son existence. « Je dois tenir ça du service militaire ... C'est la fermeture des frontières qui m'a appris l'arrivée du Fléau et qui m'a ramené à Fornheim. Quelques mois plus tard, mes parents rendaient l'âme et je devenais Seigneur Askel. » Il y avait une forme de détachement dans ses mots, comme si à force de répéter la dramatique disparition de ses géniteurs, il y devenait de moins en moins sensibles. Pourtant, il aurait été mensonge que de dire que cela ne le touchait pas : il avait aimé ses parents tout comme il aimait sa fratrie, il en avait juste conçu une particulière déception lorsqu'accédant au bureau seigneurial il avait découvert la face sombre de ceux qu'il avait tant admiré. Bien sur, il savait pour les véritables origines d'Aghnar, bien sur il se doutait des raisons qui avaient poussé des parents si aimant à vendre leur fille, pourtant encore jeune, à Skogen. Mais cela n'avait rien à avoir avec les savoirs qui lui avaient été enseigné une fois à la tête de Fornheim. « Adieu liberté, bonjour rébellion. Moi qui aimais contempler la vie, je me suis retrouvé forcé de l'ôter à bien des hommes qui avaient juré fidélité à mon père. J'ai beaucoup de sang sur les mains, prêtresse. » Il évitait toujours de parler de ce qui avait suivi son accession à la tête de la famille tant par soucis de crédibilité que par dégout de soi : malgré le service militaire, imposé par la Cour, Askel détestait la violence gratuit. Au contraire de son oncle, merveilleusement prodigieux l'épée à la main, il préférait la beauté de la magie et s'épanouissait dans les avancées technologiques qui pouvaient améliorer la vie de tous. Guère un guerrier, bien qu'il en eut reçu l'instruction la plus sommaire. Et pourtant, il revoyait encore les regards paniqué, il sentait l'odeur métallique du sang et entendait le rire sans joie, presque cruel, d'Arnvid. Ce qui s'était passait le hantait et il n'y avait que la magie grise de Nausicaa pour le soulager. Si les détails s'atténuaient, il gardait conscience de ce qu'il avait fait et se voyait agité d'une vive terreur lorsque les souvenirs remontaient à la surface en terreur nocturne incontrôlables.

Fut-ce par respect pour sa prêtresse et la magie dont elle lui faisait bénéficier contre les règles de l'ajah grise, ou parce qu'il était plus sensibilisé au devoir du Crépuscule, il émit une légère grimace aux paroles de l'écarlate. Les divergents semblaient un sujet complexe depuis quelques temps et si ce que sa tante lui avait dit était vrai, une branche entière de la cour religieuse se désolidarisait de la fonction des prêtresses grises. « J'ai toujours pensé que c'était pour le mieux. Tristement. » finit-il par dire. Il se doutait que cette position n'était sans doute pas du gout de la jeune femme en face de lui, mais mentir sur ses opinions n'aurait offert qu'un version biaisée de sa personne. En vérité, il voulait croire que les choses avaient été faite pour une bonne raison, fut-ce-t-elle dépassée. « Peut être est-ce à cause de la proximité des miens avec la Foi mais j'ai sans doute une appréciation différente de la chose : j'entends les gens s'insurger contre les enfants arrachés à leur parents, les familles divisées par la magie mais ... » Il prit un instant pour réfléchir à ses paroles. Il était évident que si ses propres enfants, si celui que Revka avait pu avoir, avaient été divergents, la souffrance de la séparation aurait vivement affectée son âme et son positionnement. Toutefois, la loi crépusculaire remontait à la création même de la Cour, offrant aux grises la fonction de se charger des criminels et de s'occuper d'offrir aux jeune divergents le moyen le plus simple de se faire à leur nouvelle vie. Peut être était-ce ce qui choquait la population ? Que ce fut ces grises à qui l'on offrait le pire de la société en pature qui s'occupent d'enfant dont le seul crime étaient de développer une magie différente. « Cette règle a été mise en place pour préserver l'unité des cours, pour que chaque entité magique puisse suivre sa voie entourée de personne partageant la même nature. » Et en cela, la règle semblait juste : comme un automnal pouvait apprendre à un enfant possédant une magie diurne à la contrôler ? Comment ne pas penser aux dérives qu'être différent du groupe engendrait ? Si l'on ôtait la part sentimentale qui consistait à s'appesantir sur la séparation familiale, le traitement des divergents n'était en rien une punition mais un choix salvateur. Ainsi, l'effacement de leur mémoire ne visait pas à la priver de leur identité initiale mais bien à les aider à se faire à leur nouvelle vie en leur épargnant la souffrance de la séparation. « Ce n'est pas la règle qui est mauvaise, c'est le système : il ne faut pas en vouloir aux blanches et aux grises de faire leur devoir, mais aux Cours de ne savoir accueillir ces enfants dans la dignité. Ou elle est, au mieux, inadaptée. Comment justifier l'enlèvement de divergents lorsque tant de faes naissent de mariage inter-cours avec les pouvoirs de l'autre parents ? » finit-il par dénoncer. Car maintenant que les sept cours se mélangeaient si aisément, difficile de justifier l'envoi d'un enfant loin des siens lorsque le neveu d'un Suprême possédait une autre magie que celle qui coulait dans les veines familiales en raison d'un parent étranger plus puissant. « N'est-ce pas un peu hypocrite d'autoriser certains et non d'autre ? » demanda-t-il plus pour la rhétorique que par réelle interrogation. Car la se trouvait, à son avis, le problème : la règle sur la divergence avait été établie à une époque ou, sortant de guerre, on avait tenter d'établir une manière de vivre ensemble, une époque ou les mariages entres faes de cour différentes n'étaient envisageables et où la question de ces enfants "entre deux" n'existait pas. En acceptant que des descendants développant la magie d'un parent étranger reste dans une cour qui n'était pleinement leur, en naturalisant des étrangers demandant asile, on encourageait l'injustice du traitement des divergents. Car quelle justification pouvait-on apporter à cette séparation désormais ? « J'en suis venu à la conclusion que c'était la peur qui avait fait la règle : la peur de ce qu'on ne connait pas, de ce qu'on ne comprend pas. » finit-il par dire après un instant de réflexion : les partisans du contrôle des divergents ne l'étaient pas, la plupart du temps, pour les raisons initiales qui avait poussé le Crépuscule à prendre une décision sur leur cas. Ils l'étaient par peur, peur de voir leur propre lignée disparaitre dans une magie divergente, peur de voir leur héritage contesté par un neveu plus puissant quoi que de nature différente. « Un peu comme la voie sur laquelle la Mère nous met et qui nous semble parfois bien injuste. » déclara-t-il en la regardant. Il y avait quelque chose de cruel à lui laisser connaitre son âme soeur maintenant qu'elle se trouvait hors de portée. Car s'il savait deviser théologie, Askel savait tout aussi bien qu'il n'y avait nul manière pour eux d'envisager quoi que ce soit : les voeux des fidèles du Crépuscule leur imposait un célibat que seul le lien sacré pouvait briser. Lien qui ne pouvait être entendu de la communauté que si l'autre parti rejoignait sa moitié au sein du Crépuscule : un sacrifice qu'Askel n'avait pas le loisir, ni la volonté et encore moins la piété, de faire. Elle était destinée à demeurer intouchable, un flocon qui ne tomberait jamais sur sa personne.