(Kora) All our shattered hopes

Le regard de Kora est happé vers les vermoulures du plafond. Elle se remémre des souvenirs pour le moins particuliers. Des souvenirs qu'elle aurait préféré ne jamais pourvoir dans sa mémoire. Mais c'est trop tard. Elle devra vivre avec eux désormais, et ceux qu'elle traîne déjà à sa cheville, comme un poids qui l'empêche d'avancer depuis quatre-vingts années.
Son corps est plongé dans l'eau bouillante de sa baignoire, sa main dressée au-dessus d'elle, elle la contemple. Depuis son retour catastrophique après le tamisage loupé de l'illyrienne nocturne, depuis le rassemblement de toutes l'équipe où elle s'est passée de tout commentaire, elle a fait en sorte d'éviter toute âme qui soit. Elle a repoussé Miriel, Yseult, et toutes celles qui se sont inquiétées à propos de son absence ce soir-là. La boss ne voulait qu'une seule chose, noyer son corps dans l'eau brûlante aux effluves de plantes, qui font un bien fou à ses poumons encrassés.

Elle s'abandonne un instant, plonge la tête sous l'eau. Un tourbillon de bulles remonte à la surface quand sa bouche s'ouvre dans un cri que personne n'entendra. Elle vide tout l'air de son corps avant d'émerger, à bout de souffle. Sa paume racle les vagues agitées de la baignoire et éclabousse les alentours dans un geste rempli de colère. Et d'une profonde tristesse.
Owen est mort. Putain.
Elle hurle. C'est toute une ribambelle de noms d'oiseau qui s'échappe d'entre ses lèvres quand elle enfouie son visage entre ses mains, ses doigts s'enfonçant dans ses tresses sur lesquelles elle tire sauvagement. Certaines sirènes se pressent derrière la porte; Kora le sait, elle entend les craquements des pas dans le couloir. Aucune d'elle n'ose frapper, car elles savent qu'il ne faut pas déranger la cabaretière quand elle souffre d'une crise de nerfs.
Le souffle court, Kora sort de l'eau, dégoulinante, et s'emballe dans un peignoir. Elle tourne en rond dans sa chambre comme une lionne en cage; elle a envie de tout fracasser. Ce plan de merde. Ce plan foireux. Qu'est-ce qui lui a pris de suivre Sylas dans cette idée à la con ? Elle trouve une bouteille de gin, abandonnée sur la coiffeuse, et se l'enfile d'une traite. L'alcool lui brûle l'œsophage, elle ressent son passage jusque dans son estomac, avant qu'elle ne s'écroule sur son lit et sombre dans un sommeil dépourvu de rêve.

Elle aura dormi toute la journée. L'eau de son bain n'aura pas été vidée. En se réveillant, elle la trouve froide, glaciale. Elle manque de trébucher sur la bouteille abandonnée au sol. Son âme; consumée. Elle vacille, tenant péniblement debout, tandis qu'on frappe à sa porte. « Laissez-moi » qu'elle ordonne de sa voix caverneuse. « Kora, c'est Sylas. Y'veut t'voir. » Elle reconnaît la douce voix de sa nocturne favorite, Luka. Mais ses mots contrarient la Diurne. Un souffle brûlant quitte ses narines tandis qu'elle fulmine. Sa tête cogne à cause de la gueule de bois, elle sent que ses émotions vont la faire exploser, et le voilà qu'il débarque.
Bien. Alors autant en finir.
La Diurne noue la ceinture de son peignoir de satin rouge vif à sa taille, attrape une cigarette qu'elle allume avant de quitter la chambre. Elle manque de cogner Luka qui était encore appuyée contre le battant. « Il est dans ton bureau. » « Ouais. » Elle espère sincèrement que la nicotine la calmera, parce qu'elle est sur le point de tout démonter.

L'odeur de cigare rôde déjà dans la pièce lorsqu'elle y rentre. Bientôt s'y mêlera celle de la cigarette qu'elle tient entre ses lèvres, avant de la réceptionner entre deux de ses doigts. « Pour débriefer d'ce désastre, c'est ça ? » qu'elle maugrée en le contournant, pour se placer devant lui. La tête de Kora cogne terriblement, mais le pire, c'est qu'elle crève de soif. Qu'est-ce qu'elle donnerait pas pour un cocktail bien dosé, ou un peu d'opium qui l'enverrait droit dans les étoiles... Car ses nerfs sont à cran. « Un plan de merde, voilà c'que c'était. » Elle crache ses mots proches de son visage, en même temps que la fumée grise. « Avec ces conneries on a mis tout le monde en danger. » La colère fait vibrer son museau, pendant que son regard glacial s'accroche à celui de son comparse. « Qu'est-ce que tu crois qu'ils vont faire de son corps ? » Une pique contre celui qui vient de perdre son meilleur ami, qui doit souffrir encore davantage que celle en face de lui, malgré la relation qu'elle a pu entretenir avec le défunt. Kora est pourvue de pulsions destructrices, comme elle ne l'a plus été depuis bien longtemps. Ce soir, ça passe ou ça casse.

Ca cogne dans la tête de Kora. Elle n'aurait pas dû s'enfiler toute cette bouteille d'un seul coup. Ou du moins, pas si elle avait prévu la visite de Sylas. Elle aurait aimé le recevoir dans d'autres conditions; l'alcool n'aurait rien enlevé à sa colère, mais elle se serait au moins sentie plus maîtresse d'elle-même. Cette longue nuit soldée d'un échec et d'un retour laborieux à la capitale avec l'illyrienne dans les pattes, ça avait sacrément mis la Diurne sur les nerfs.

Elle serre les dents la féline, tandis que le duvet de sa nuque se hérisse. Bien sûr, elle savait les risques qu'ils encouraient. Et elle omet volontiers chaque jour le risque qu'elle fait courir sur la tête de ses sirènes en faisant partie d'une telle organisation. Il suffisait d'une seule âme vengeresse qui assassinerait l'une d'elles pour lui mettre de la pression. Il suffisait d'une oreille de trop pour que toute son affaire tombe à l'eau, qu'elle se voit condamnée en prison, et que le cabaret soit réquisitionné. Les Sandmen marchent sur un fil tendu, et les funambules n'ont pas droit à l'erreur. C'est cela qui met les nerfs de Kora à rude épreuve depuis Mairil: ils ont échoué. Qu'adviendra-t-il par la suite, alors ? « Oui, ils savaient. Mais ils avaient confiance en nous. Et ça a pété. » Tendue, elle grince des dents. Elle se penche par-dessus son bureau, soufflant la fumée au visage de son comparse; « Tant qu'on se fait pas pincer, mes filles sont sauves autant que tes gars. Et je ne laisserai pas ça arriver. » qu'elle feule. Fini l'emprisonnement pour Kora. Elle est une femme libre désormais, et plus personne ne se jouera d'elle comme il a pu en être par le passé. « Si on avait pu choper c'te putain de Coupe... » De son souffle grisâtre, elle paraît soudainement comme un dragon en colère.

Une nouvelle dose de tabac est inspirée à la mention d'Owen. Tout comme son confrère, Kora lutte pour ne rien laisser transparaître. Mais dans sa tête, les injures fusent. Merde, merde, merde, qu'est-ce que t'as foutu Owen ?! Elle ne s'imagine pas encore à quel point son absence pèsera sur son quotidien dans les semaines à venir; à quel point son sourire et ses regards aguicheurs vont manquer à ses jours. Leurs vies seront plus fades sans celui qui les garnissaient de rayons de soleil. Ses pensées vagabondant vers celui qui a retrouvé la Mère, ou n'importe quel Dieu en lequel il croyait, elle s'apaise un instant et prononce solennellement, comme pour terminer les obsèques auxquelles il n'aura jamais droit; « Bien. Qu'il repose en paix. »

Puis c'est un bruit qui li fait ouvrir les yeux. Une petite bourse atterrit sur son bureau, sous ses prunelles intéressés. A l'invitation de Sylas, Kora dépose sa cigarette aux côtés du cigare et vide le contenu de la pochette sur le bureau. Son expression change du tout au tout, son regard s'illumine au même rythme que les anneaux tombent un à un du sac... Des anneaux sertis de pierres portés par les Ajah... Elle n'aurait pas pensé en trouver sous ses yeux un jour, à portée de doigts. « Putain... » Elle souffle en dénombrant les objets; une pierre verte, une blanche, une rouge, et deux bleues. Même dans sa mort, Owen aura sur les régaler. Kora retrouve un brin de sourire, appâtée par les précieux bijoux qu'elle a sous les yeux. Pourtant, en les dénombrant et en soustrayant la disparition d'Owen... Il y a une bague pour chacun d'eux. « On les garde. Toutes. Y'a pas de discussion Sylas. » Ses griffes capturent l'anneau serti d'une pierre rouge qui lui réchauffe doucement la main. Quels pouvoirs peuvent-ils bien détenir ? « T'imagine ce que ça vaut ? C'est pas de la camelote. » Mais elle sait que le lieutenant ne sera pas d'accord avec elle... Et qu'ils s'en iront vers une nouvelle dispute.

La mâchoire de Kora en tombe lorsqu'une fois encore, Sylas va à l'encontre de ses souhaits. La mine consternée, ses griffes se referment sur la chevalière sertie de la pierre rouge. Elle chauffe doucement contre sa paume, si bien qu'elle sent à nouveau l'affliction s'enflammer dans ses veines. Kora s'imaginait déjà les montagnes d'aeskells qu'ils pouvaient se faire en revendant ces bijoux, et du pouvoir qu'ils devaient receler s'ils les conservaient. Elle était d'avis que ce butin devait rester entre les Marchands de Sable, d'autant plus des lieutenants. Ils devaient rester en lieu sûr, pour que jamais on ne retrouve leur trace. Pour qu'Owen soit le seul qu'ils aient perdu dans cette entreprise, et pour qu'aucune retombée ne finisse par les rattraper.

Mais évidemment, Sylas n'est pas d'accord avec elle. « D'accord, on ne le revendra pas, mais... » L'appât du gain est trop grand pour Kora, elle ne peut pas envisager le partager.  « Quoi ?! » Au pire, leurs alliés pouvaient ne jamais savoir qu'ils avaient écopé d'un butin ? Désormais, ils étaient éparpillé dans la nature, de retour à leur quotidien ennuyant, et loin l'envie de Kora de gaspiller de l'énergie à les retrouver. Non. Ces anneaux resteront en leur possession. Elle pousse un long, très long soupire, expirant toute la négativité de son être par ses poumons. L'anneau entre ses doigts, elle l'utilise pour battre un air imaginaire sur la table. Elle le fait ensuite rouler pour qu'il retrouve ses semblables, et retrouve sa cigarette. Elle inspire une dernière fois avant d'écraser le mégot dans le cendrier.

« Personne ne t'a vu t'enfuir avec ce butin. S'ils le savent pas, ils pourront pas nous en vouloir. Ce n'est même pas mentir, puisqu'il s'agit simplement d'une omission. » Elle expire la fumée grisâtre par ses narines. « On ne sait pas le pouvoir que peuvent renfermer ces anneaux. Tu te rends compte de l'avantage que cela représente ? On peut pas l'négliger. Faut qu'on se renseigne sur la magie que contient ces trucs. » Se décalant de sa chaise, Kora croise ses jambes sur la table. Elle prend quelques bagues au hasard, les essaient sur ses doigts pour voir comment elles rendraient sur elle. Putain, c'est que ça rend bien en plus. Elle regarde sa main sous toutes ses coutures pour contempler comme chacun des anneaux à facilement trouvé sa place.
Mais elle sait bien que Sylas n'acceptera jamais. Là où Kora est vicieuse, lui pense encore trop à son prochain. Elle roule les yeux au ciel et pousse un soupire de dépit. « Bon. Si tu veux vraaaiment qu'on soit équitable... » Elle fait retomber ses jambes, se met à genoux sur son siège pour s'avancer sur le bureau et s'approcher de son confrère. « Chacun des gars et des meufs qui hériteront d'un de ces anneaux nous serons redevables. Si on apprend le pouvoir de chacune de ces bagues, je refuse qu'elles disparaissent dans la nature. On pourra appeler le détenteur en tout temps pour qu'il nous vienne en renfort.  » Et qu'aucun de leurs alliés de cette soirée désastreuse ne tente de disparaître dans la nature. Kora se chargerait de le ramener par la peau des fesses et ne se gênerait pas de lui confisquer son gain. « Deal ? »