hearts into dust (zelphar, yseult)

Duo fantasque. Improbable, magnétique, redoutable. Cabaretière et sa danseuse, la maîtresse des lieux et son bras droit. C’est avec elles que tout a commencé, et probablement avec elles que tout s’achèvera. Elles jouent de leurs oppositions ce soir encore : Yseult parée d’un corset de perle tout aussi blanc que celui de Kora est -de sa teinte fétiche- noir. Elles ont leurs singularité, des charmes différents, se complémentent aussi bien qu’elles s’encensent. Lune et soleil, beautés glaciale et chaleureuse. Brune et rouquine jouent de leur show pour tirer le meilleur de chacune, et, si on aime les voir séparément, elles sont ensemble un sacrement.
Mais personne n’est dupe, parmi les habitués et les autres artistes du Soleil de Minuit : Ces deux-là sont plus semblables qu’il n’y paraît.

Si Yseult avait vécu autant de souffrance que son amie, nul doute qu’elles seraient les mêmes aujourd’hui. Des tempéraments jumeaux. Mais les sœurs ne se regardent pas comme ça. L’attraction et la complicité de leur danse n’a rien de préparé, c’est inné. De même que ces regards et ce quotidien échangé ne laissant pas de place au doute.
Mais ce soir, Yseult est moins attentive à sa partenaire qu’à l’accoutumée. Elle ne voit pas bien la foule à cause des rayons lumineux, mais elle y pose fréquemment le regard pour espérer y distinguer une silhouette. Celle d’un marin fougueux aux yeux profonds comme l’océan. Son marin. Elle ne le voit pas, mais sent résonner l’appel de son âme sœur, quelque part.

Enfin convié à découvrir son activité principale et son amie, estimant qu’ils avaient bien trop attendu, sept années après leur rencontre. Pour leur décharge, se retrouver tous les deux n’avait jamais été une mince affaire. À cause des fréquents départs de son navire, à cause de l’Hiver. Mais désormais qu’il accoste à Elysium, Zelphar se devait de rencontrer la partenaire de la Sirène. Kora revenant fréquemment dans la bouche de sa protégée, se répétant inlassablement jusqu’à ce que le couple trouve une date pour ce rendez-vous. Ceci fait, la hiémale était depuis au comble de la joie et de l’impatience.

Peau hâlée puis peau diaphane ondulent et s’accrochent, déroulent leurs charmes avec adresse. Audace qui fait pétiller les yeux des spectateurs, enflamment leurs reins. Diurne et hivernale terminent leur performance sous l’acclamation générale, se figent avec un sourire en reprenant leur respiration. Et la rouquine saisit avec grâce la rose que lui tend sa belle, colle la fleur contre ses lèvres avec une timidité feinte ce qui amuse le public vers lequel toutes deux accordent une révérence avant de se retirer.

Et si les froufrous et les cancans affluent dans les loges autour d’elles, qu’elle sent l’euphorie redescendre chez son hybride préférée, Yseult a encore un peu le trac. Milles questions affolent son esprit : Est-ce que Zelphar a pu venir à temps ? Est-ce qu’il a aimé ? Et tous les deux, est-ce qu’ils vont s’entendre ? La sirène ne remarque même pas que le calme est revenu tandis qu’elle enlève les perles disséminées dans sa coiffure compliquée, où ses cheveux relevés de moitié laissent les ondulations de feu s’échouer sur sa poitrine. Un stress qui retombent quand sa dame la complimente. Ses épaules se relâchent, les lippes s’étirent doucement.  

Ça m’va si on règne ensemble, un sourire énigmatique sur les lèvres après que la brune l’ait gratifié de doux baisers. Jamais, elle ne veut être séparée de sa chère maîtresse. C’est pas comme si tu m’avais tout appris, argue Yseult. Accordes-toi un peu de mérite. Un baiser sur le dos de sa main dorée, comme un chevalier qui prête serment.
Puis, après un clin d'œil et d’un regard entendu, elles se séparent. L’hivernale reste devant son miroir. Elle se prépare au cas où son capitaine décidait à l’emmener ailleurs, plus tard. L’ailée laisse sa tignasse retomber au naturel, elle passe une robe simple et confortable avant de corriger son maquillage, brièvement. Tout cela en une quinzaine de minutes, tant elle est pressée. La coquette en aurait certainement usé vingt supplémentaires pour être parfaite, mais elle a envie de retrouver ses bras, son odeur, son regard, son rire.

La hiémale emprunte la porte dérobée pour se retrouver dans la salle du cabaret. Elle se fraie un chemin entre les clients en le cherchant des yeux, sent immédiatement le lien tirer alors qu’elle le repère, s’élance sans tenir compte de ses talons -bien plus raisonnable que ceux de la tenancière- et saute dans ses bras. La rousse dépose un baiser dans son cou, hume son odeur saline qui persiste en le serrant contre elle. Tu m’as tellement manqué ! qu’elle pépie en reculant sa tête pour le contempler, lui sourire. Mais le baiser qu’elle dépose sur ses lèvres est chaste, tant elle s’impatiente déjà.

Allez viens, il faut que je te montre à la patronne ! Et elle l’entraîne déjà vers le bar, obnubilée par la beauté du corsaire, par tout ce qu’il dégage, tant et si bien qu’elle ne remarque pas le visage de sa maîtresse. Pas encore. Kora, ma douce, j’te présente Zelphar ! Elle attire son homme plus près encore, comme une enfant qui tire le bras de père pour lui montrer sa trouvaille. Il faut dire qu’elle est très fière de sa fumeuse compulsive au teint magnifique, Yseult. Zel, mon amour, voici Kora. Et elle sautille presque, l’élégante en les regardant s’observer, trop enthousiaste pour saisir que quelque chose cloche. Elle pépie comme un oiseau printanier, dans son habit vert. La jade se pose sur l’un et l’autre, fantasque lectrice qui s’adonne sans doute un peu trop aux mythes et aux contes : J’ai l’impression d’être Perséphone ! Elle glisse sa main libre sur la taille rendue encore plus fine par le corset noir de son amie. Toi tu es Demeter, et toi Hadès. Et c’est si vrai, tant ils se la sont partagées entre les saisons, l’un et l’autre avant d’aujourd’hui se réunir tous les trois.

C’est plus hâtif qu’à l'accoutumée que le divergent et capitaine s’est empressé de régler les derniers détails de l’arrivée de l’Alizé au port d’Elysium. Paperasse contraignante qu’il a laissée à son second, comme à son habitude puisqu’il est encore incapable de déchiffrer ces empilages de lettres et de mots plus à même de lui prendre la tête que de faire le moindre sens sous ses yeux. La lecture apprise depuis son arrivée dans la Cour du Printemps lui a été pénible et contraignante, fait encore défaut à celui qui a vécu bien plus d’années qu’il ne peut l’imaginer lui-même sans avoir su déchiffrer quelque texte que ce soit, seuls lui important les chiffres et la quantité d’aeskells engrangés. Voilà au moins un aspect de ses deux existences qui n’aura pas changé : tout est bon pour se faire du pognon. Les méthodes utilisées sont, en revanche, bien différentes.

C’est vêtu d’une chemise écru et d’un pantalon de toile brun surmontant ses fidèles bottes de cuir que l’estival a enfin pris congé du restant de son équipage, une partie s’accordant une permission dans les quartiers animés de la capitale tandis qu’une autre veille au grain et à charger les marchandises destinées à leurs prochaines escales.
Dans un sillon sentant les embruns, Zelphar parcourt la ville en direction de celle qu’il retrouve à chaque opportunité qu’il a de fouler ces pavés, âme-sœur si précieuse qu’elle fut la raison principale de sa mutation sur le navire printanier. C’est en pensant déjà à ses boucles cuivrées et à sa peau immaculée qu’il cherche ce fameux cabaret, celui qu’elle a si souvent évoqué sans jamais l’y inviter, sans qu’il ne soit, lui-même, prêt à la voir danser devant un parterre d’hommes et de femmes au regard pesant et aux pensées qu’il imagine à lui donner matière à s’emporter.

Mais le moment est venu, d’enfin pousser les portes de l’établissement duquel se dégage une ambiance si particulière et si familière à la fois, comme s’il y était lié par une aura connue depuis longtemps, qu’il met sans mal sur le compte de celle qu’il vient y rejoindre, dont il guette l’arrivée sur scène depuis le fond de la pièce plongée dans l’obscurité. Sourire en coin alors qu’elle est la première à apparaître, c’est les bras croisés, adossé à un mur qu’il la regarde évoluer dans ce qu’il sait être son élément. Bénit l’obscurité environnante de ne pas avoir le loisir de trouver quelques regards louches posés sur elle, et lorsqu’il relève le sien vers la chorégraphie déroulée, c’est pour découvrir une seconde silhouette ayant rejoint celle, connue par coeur, d’Yseult.

Un sentiment étrange qui le prend alors qu’il trouve dans celle à la peau halée des gestes et des attitudes qu’il lui semble connaître, ne détourne que trop souvent son regard intrigué de celle que ce dernier ne devrait pourtant pas quitter. Le restant de la danse produit dans son esprit un sentiment de totale incompréhension alors que ses yeux vont et viennent de l’une à l’autre des artistes, qu’il admire celle à qui il voue un amour infini sans s’empêcher de scruter celle à laquelle il l’avait promis, par cet anneau porté au bout de cette chaîne ornant son cou, pendant au vu de tous, roulant sur les rayons noirs de ce soleil ornant son sternum.
Le numéro prend fin sans qu’il ne soit parvenu à comprendre ce sentiment de déjà-vu, et la foule applaudit. Retour à la réalité, main de fer et main de chair claquent elles aussi et c’est un sifflement sonore qu’il pousse du fin fond de la salle alors que les danseuses saluent le public conquis. Chasse ses pensées parasites alors que la lumière se fait à nouveau d’ici au prochain numéro, et c’est en amant patient que Zelphar attend la sirène qui ne tarde pas à apparaître.

Sourit de toutes ses dents alors qu’il s’avance vers elle et qu’elle le rejoint aussi, referme ses bras autour d’elle dans cette étreinte qui n’a que trop tardé à arriver depuis la dernière fois qu’ils se sont quittés. « Tu m’as manqué aussi ma belle… » Hume son parfum retrouvé et pose un baiser au sommet de sa tête si bien coiffée, c’est un regard à la hauteur de ses sentiments et de son soulagement qu’il pose sur elle alors qu’elle le lui rend. Ses mains se posent sur les joues délicates, la métallique dissimulée sous un gant de cuir pour n’éveiller aucune curiosité et demeurer discret, et leurs lèvres se retrouvent enfin dans un baiser bien bref, l’excitation de la hiémale prenant rapidement le dessus. « Que tu “m’montres” ? J’suis quoi, une bête d’concours ? » S’amuse, Zelphar, en se laissant entraîner jusqu’au bar, essuyant quelques épaules dans la précipitation, s’excusant brièvement à la dernière percutée lorsqu’il entend son amante le présenter à cette fameuse Kora. Kora, un nom si familier qu’il pense ne l’être que par ce qu’en a dépeint Yseult, une femme forte qu’elle admire et envers qui il a, parfois, ressenti une certaine jalousie. Mais, alors qu’il se tourne pour achever les présentations, c’en est une autre qu’il découvre. Celle qu’il n’a pu qu’imaginer jusqu’alors, mais dont il ne connaît que trop bien le visage, celui-là même qui le hante depuis près de seize ans.

Figé, se laissant entraîner plus près de la rouquine lui enserrant toujours le bras, Zelphar fait face à ce visage qu’il a vu en songes bien trop de fois pour les compter. Il le connaît par cœur, de ce regard sombre à ces grains de beauté, connaît celle qui s’en dégage lorsqu’elle sourit de toutes ses dents, bien loin de l’expression qu’il trouve en réponse à la sienne, comme celle qu’il arbore en cet instant.
Disparu, le sourire constant qu’il arbore plus encore dès lors qu’il est aux côtés de l’hivernale, c’est la stupeur qui fige ses traits et fait se serrer sa main de chair sur l’épaule de la rouquine, comme s’il cherchait ancrage dans la réalité. Un rêve, ce n’est qu’un rêve, qu’il se répète intérieurement, ne prêtant pas un seul instant attention à l’écho de la voix d’Yseult qui se perd sous les battements frénétiques du palpitant qui s’emballe. « Z’êtes qui, au juste ? » Zelphar la serre un peu plus contre lui, superstitieux qu’il est, y voyant déjà la fourberie d’un mauvais esprit.  

Elle aurait sans doute dû savourer encore un peu ces instants d'insouciance. Yseult aurait dû profiter de son marin, le serrer, l’embrasser. Éprouver leurs retrouvailles dignement, comme à l’accoutumée, sentir la main mécanique sur elle et déposer des baisers contre la pointe de ses oreilles. Mais son impatience est trop grande.

Il faut pardonner à Yseult. Lui pardonner d’être aussi aveugle à ce qui se dessine dès les premières secondes de cette rencontre organisée. Au malaise de Kora, à la méfiance de Zelphar qui crispe ses doigts sur l’épaule de l’ondine, questionnant l’identité de la jolie cabaretière qui leur fait face.

Amour, elle hausse les sourcils avant de recommencer avec chaleur : C’est mon amie Kora, je t’l’ai dit. Un sourire patient aux lèvres, elle ne se doute de rien, est admirablement dans l’ignorance. Pardonne volontiers cette impolitesse que son capitaine parfois bourru laisse exprimer, même s’il est plutôt dans ses habitudes d’être jovial et avenant. L’a toujours vu comme le cœur de la fête, le divergent n’a besoin de faire aucun effort. Non, Yseult ne voit rien.

Parce que l’hivernale est au comble d’un bonheur indicible. Ne sait l’exprimer autrement qu’avec cet engouement qui fait toute une part de sa personnalité. Bien loin de ses comparses de l’Hiver, la rouquine irradie, sait laisser s’exprimer ces sentiments qu’elle a enfoui la plupart de son existence : parce que tabous. À l’image de cette Cour qui l’a forcé à cacher sa nature et se taire. Être de passion et d’expression que la petite hybride, sa solitude dans le grand monde rompue par peu d’âmes auxquelles elle a délivré son secret. Ils se comptent sur les doigts d’une main, et Kora sa maîtresse et Zelphar son âme-sœur en sont le haut de la pyramide. Que tous deux se rencontrent enfin donne à la Sirène un goût de foyer, suscite la chaleur dans son cœur encore voilé par le deuil d’un père, et l’exil de tout ce qu’elle a longtemps connu.

C’est pour elle l’accomplissement : cette petite famille qui est la sienne. Et elle se fait une joie de la voir graviter autour d’elle, quelque part un peu égoïstement. Ça solidifie son ancrage dans cette existence créée de toute pièce, ça la sécurise, ça l’apaise. Il ne manquerait que son meilleur ami pour compléter le tableau, et la danseuse aurait l’impression de ne plus manquer de rien. D’être accomplie enfin : grande enfant en recherche d’une certaine approbation de la part de ce trio qu’elle respecte tant. Mais son monde s’apprête à s’écrouler.

Elle suit des yeux cette main que sa chère diurne pose sur l’épaule de son aimé. Beauté sombre a l’habitude de griffer avant de poser des questions, mais elle est ici tendre, arrache à Yseult un air surpris. Cette douceur et cette réserve sont inhabituelles pour la brune. Et cette phrase énigmatique ? Qui, l’a eu ? Et la voir pudiquement détourner les yeux de son marin fait se serrer le cœur de la hiémale, rien qu’une seconde.

Puis Kora s’explique, s’adresse tour à tour à sa protégée puis à l’estival.

Le sourire radieux de la rouquine persiste encore un peu. Elle croit que son aînée la taquine, que sa maîtresse use de cet humour parfois noir. Puis le nom de son mari disparu franchit la barrière de ses lèvres sombres, et l’expression de l’Efterår se fane.
Quoi ? articule-t-elle sur le ton de la plaisanterie, encore en train d’accuser le coup de ce qui vient d’être dit. Elle rirait presque devant l’invraisemblance de ce discours. Mais le beau regard sombre de Kora est empli d’une tristesse paniquée, d’une émotion que jamais Yseult n’a eu à lire sur ses traits parfaits. Quand sa boss attrape la bouteille qu’on lui apporte, l’hivernale ne rit plus du tout. Putain, qu’est-ce que tu racontes…? C’est impossible. La jade de ses yeux vont de l’un à l’autre. Ses doigts agrippent la chemise écru de son capitaine, secouent inutilement ce dernier. “Longue vie à nous ?” Mais merde, Kora ! Comme si on pouvait se permettre de lâcher une bombe pareille et de recouvrir le tout, comme si de rien n’était. Et toi, tu dis rien ? Elle se retourne vers l’amour de sa vie, cherche dans les plis de ses sourcils des réponses qu’elle ne trouvera pas. S’abîme à redécouvrir ses traits hâlés par le soleil. Elle s’apprête à poser des questions idiotes auxquelles il ne pourra évidemment pas répondre. La Sirène est au fait de cette mémoire qui lui fait défaut. Mais le regard azuré coincé sur l’image de sa diurne fissure quelque chose en Yseult. Joue toujours les guillerettes ou les charmeuses sans esprit, sans que ce soit tout à fait la vérité : la hiémale a de l'œil pour ces choses, et elle comprend. Tardivement, certes. ..Tu la reconnais, c’est ça ?

Et tout remonte à la surface, comme propulsé par un geyser sous-marin. Les images et les coïncidences se superposent. Comme animée par la volonté de prouver que c’est faux, elle relève le nez vers le cou de son amant, s’empare de la fine cordelette et tire dessus sans la casser, mais suffisamment fort pour l’obliger à se pencher alors qu’elle examine la bague qui y est suspendue d’une main. S’empare de la paume de son amie de l’autre, rassemble les deux alliances noires sous ses yeux verts.

Non. Hein-hein, nope. La tête rousse se secoue à la négative alors qu’elle les lâche tous les deux pour s’en détourner, plonger ses doigts blancs dans ses cheveux en se maintenant le crâne. Quelque pas effectués en longeant le bar. Elle a beau nier, c’est la première à comprendre à quel point c’est évident. Tout est vrai.

Je- j’crois que je vais me sentir mal, articule l’hybride en hésitant à s’accroupir. Faut que je sorte d’ici. Ce sont les derniers mots qu’elle parvient à prononcer pour l’heure. Sa cervelle grille, son cœur s’écrase. Yseult ne répond plus de rien, laisse son corps se transformer en coquille vide à mesure que les secondes s’égrainent, et qu’elle assimile cette information. Qu’elle la comprend, et qu’elle réalise quelles en sont les conséquences.

Quelques instants d’un flottement encore envoûtant, de ce bonheur de retrouver la seule, l’unique que le divergent pense lui avoir été destinée. Visage s’illumine lorsqu’il l’aperçoit dans la foule amassée près du comptoir, qu’il la rejoint à mi-chemin pour l’enlacer, pour profiter de sa chaleur trop longtemps manquée. Zelphar se laisse aller à ce bonheur qu’il n’imagine pas être de courte durée, s’imprègne de sa chaleur et de son sourire, de ce parfum qu’il hume et capte toute l’attention du fae.
Se laisse traîner parmi les clients dispersés, bien plus absorbé par cette tignasse rousse le précédent que par cette fameuse Kora qu’elle veut lui faire rencontrer. S’imagine déjà ne prêter que peu d’attention à la tenancière des lieux, la saluer poliment sans jamais vraiment la regarder, feindre l’intérêt pour cette femme qui n’est pas la sienne en n’attendant que de retrouver, seuls à seuls, sa dulcinée. Mais la rencontre ébranle tout ce que Zelphar aurait pu anticiper, frisson violent lui parcourt l’échine à ces perles noires qu’il croise, à cette peau cuivrée qu’il découvre, à ces traits qu’il reconnaît pour l’avoir hanté ces seize dernières années.

L’a toujours imaginée comme un esprit bienveillant, une apparition venant apaiser son esprit, en y chassant doutes et idées noires. Aura rassurante veillant sur lui depuis son inconscient, elle pétrifie ce soir pourtant le marin superstitieux cherchant, un instant, tout ce qui pourrait distinguer cette Kora de cette femme ayant habité ses songes. Main métallique se resserre sur l’épaule hivernale qu’il presse contre lui, tant pour chercher à s’ancrer dans la réalité que pour la maintenir éloignée de ce qu’il craint être le fruit d’une quelconque perfidie. Qu’un être s’approprie ainsi les traits de cette présence si chère à ses yeux fait se serrer sa gorge et gronder la hargne qu’il siffle entre ses dents aux mots qu’il lui adresse. Zelphar ne peut pas concevoir que cette entité puisse s’être ainsi matérialisée, en cette précieuse Kora qu’Yseult n’a jamais cessé d’encenser.

Mouvement de recul de celui qui se fige finalement au contact de cette main sur son épaule, le corsaire serre les dents et déglutit difficilement, menton levé et volonté de fer face à l’influence que la fourbe créature pourrait chercher à avoir sur lui. Bras métallique s’enroule un peu plus autour de la hiémale qu’il ne lui cédera pas. « T’éloigne pas de moi. » qu’il lui glisse à basse-voix, avant de feuler sous la pression étrangement familière de ces ongles s’enfonçant dans sa chair. Et puis ces mots empreints d’une douleur si profonde, qui sonnent si vrai aux oreilles effilées de celui qui ne les comprend pourtant pas. Ne se méfie que davantage de celle se tenant devant eux, lui prêtant les pires intentions du monde sans se souvenir un seul instant que celle qu’il se tient prêt à protéger de cette étrange entité ce soir, lui paraissait tout autant pernicieuse sept ans auparavant. « Lâche-moi tout d’suite ou j’te l’fais r’gretter. » Épaule s’écarte brusquement pour se défaire de cette main qui s’en retire, et celle, mécanique, se crispe davantage sur la silhouette ayant attiré l’attention de l’étrange apparition. Elle l’interpelle, Zelphar fait légèrement reculer l’hivernale aux cheveux cuivrés, s’interposant entre elles, en vain. « J’te jure, tu la touches je… » Une syllabe. Une seule qui résonne, assourdissante, laisse le fae dans la plus totale des confusions à ce nom qu’il pense entendre pour la première fois, mais qui manque de lui couper les jambes. « Bod ? » Tempête d’émotions le laisse interdit, la confusion placardée sur son visage aux traits durcis par l’incompréhension. Sourcils froncés, il veut que l’hybride se taise autant qu’elle continue, demeure entre elle et Yseult sans pour autant chercher à la faire taire. Recule d’un pas à ce regard que la diurne lève à nouveau vers lui, sans pour autant parvenir à dévier le sien, et Zelphar entend, écoute. Apprend ce qu’il ne prend pas, encore, pour argent comptant.

« C’est des conneries… » Mots grondés, marmonnés, par celui qui cherche à s’en persuader. Pourtant le myocarde s’emballe, semblant vouloir jaillir de son torse pour retrouver celle à laquelle il s’était donné il y a plus de trente années. Les lèvres fines du fae se fondent l’une dans l’autre pour ne plus former qu’une fine ligne. Voudraient s’ouvrir, laisser jaillir ces mots qui se bousculent sur sa langue. Des menaces. Des questions. Des doutes. Mais le divergent demeure silencieux, la tête pivotant lentement de droite à gauche dans un déni mutique le laissant le cœur enserré alors que son ondine l’interpelle. « J’en sais rien Yseult… » La voix craque d’une douleur qu’il s’ignorait, celle d’un passé volé, d’une vie manquée. S’il s’entête encore à le réfuter face à la sombre hybride qui l’incarne, il le ressent pourtant, tout comme cette sensation d’une culpabilité l’étranglant devant cette âme soeur qu’il est incapable de rasséréner. « Qu’est-c’que tu..?» Tension sur le lien de cuir retenant l’anneau d’un noir profond fait se pencher sans résister celui qui craint qu’elle ne cède, ne laisse échapper cet unique objet appartenant à son passé sans avoir la moindre idée de ce qu’il pouvait représenter. L’a simplement su important, depuis le premier jour de cette nouvelle vie, bien le plus précieux qu’il n’a jamais cherché à troquer contre le moindre aeskell, quand bien même la faim et la fatigue s’étaient faites ressentir. Zelphar baisse les yeux sur le petit anneau, le palpitant cognant contre la main reposant en dessous, ne comprenant pas immédiatement de quoi il retourne avant d’en apercevoir le reflet au doigt de la danseuse aux yeux d’ébène.

Yeux azurés brusquement braqués sur celle qu’il interroge du regard avec férocité. « T’as eu ça où ? » Anneaux ne ressemblent à rien qu’il ait vu, trop sombres pour être des alliances, trop sobres pour être ornementaux. Signifient sûrement quelque-chose qui lui échappe encore, ce qu’il refuse de croire en pensant la diurne n’être qu’un esprit malfaisant s’étant fait un malin plaisir à emprunter les traits ciselés de celle qui ne l’a jamais quitté. « Yseult ! » Ondine lui a échappé et s’éloigne doucement, faisant naître un vent de panique chez celui dont elle est devenue le seul repère, dans cette vie où celle qui le fut jadis lui inspire crainte et confusion. Seize ans passés à devenir enfin quelqu’un, à se construire loin de cette vie qu’on lui a refusée, seize années réduites à néant par cette identité effleurée, ces questionnements ressuscités. « Putain d’sorcière, » en tient l’engeance pour responsable, porte sur elle le regard assassin d’un homme qui n’hésitera pas à se mettre en travers de son chemin si elle s’en prenait de nouveau à l’hivernale, en une proximité menaçante, électrisante, l’aura brûlante de l’hybride faisant se dresser son derme et flamber le fond de ses yeux. « C’les pieds dans l’béton et coulée par le fond qu’j’en finirai avec toi. » Vision brève d’un instant partagé, passager, d’une étreinte, d’un sourire, d’un souvenir qu’il prend pour le jeu vil de cette créature qu’il pointe d’un doigt accusateur. « Et s’il lui arrive quoi qu’ce soit j’s’rai pas aussi clément. » Tourne les talons et se précipite dans le sillage de l’hivernale, caboche cuivrée repérée qu’il rejoint à grandes enjambées, qu’il appelle, qu’il hèle. « Yseult ! Yseult, attends !» Lui saisit le bras à peine l’extérieur atteint, la retient, le marin. L’éternel sourire disparu de ses lippes, son visage affiche tout ce qu’il n’a jamais cru pouvoir ressentir. La peur, viscérale, de cette boîte de Pandore grande ouverte. De la vérité, celle qu’il pressent malgré ses accusations proférées envers la tenancière des lieux laissée derrière. De ce passé dont il ignore tout, et de ce qu’il pourrait perdre à se retourner, à le rencontrer. De la perdre, elle, à tout jamais. « J’t’en supplie m’laisse pas… »