Fête et défaites.

Les efforts ─ et menaces ─ de Kora avaient, jusqu'à présent, porté leurs fruits. Même si, normalement, ça ne tenait que pour le cabaret, elle avait admirablement bien résisté au fait de boire plus que nécessaire. Ses pensées étaient encore souvent embrouillées, mais elle avait rangé chez elle, lui permettant non seulement de retrouver des affaires qu'elle pensait disparues à jamais, mais aussi de s'offrir l'espace nécessaire pour réfléchir en paix, pour écrire et pour jouer de la musique. Eugénie était un peu rouillée avec sa harpe, mais il lui manquait encore un petit quelque chose pour réellement jouer de cet instrument qui prenait la poussière depuis le décès d'Angelica. Y jouer à nouveau n'était pas une tâche facile non plus, mais elle commençait à se rappeler pourquoi elle aimait la harpe ; chaque corde avait une répercussion sur une autre. Il s'agissait toujours d'un mouvement continu, d'une influence à une autre, un peu comme la vie. Chaque corde, chaque personne, permettait de créer une mélodie unique, qui exprimait quelque chose, qui pouvait même aider. La musique avait toujours été une échappatoire pour Eugénie, mais elle l'avait oublié avec les années, préférant la facilité de l'alcool. Peut-être que les choses pouvaient réellement changer, si elle continuait à s'en donner la peine.

Si seulement elle avait su, ce matin-là, que cet espoir serait bien vain une fois au soir. Sa réputation aurait encore besoin de temps pour être redorée ─ si elle parvenait un jour à se retirer de certains de ses scandales créés par pure volonté d'être six pieds sous terre ─, mais certaines personnes semblaient un peu plus croire aux secondes chances que d'autres. Elle restait dorénavant un peu plus au sein de la Cour du Printemps, en dehors de ses escapades mensuelles à Elysium, où elle s'efforçait de se montrer sous son meilleur jour pour satisfaire Kora. Puis, il y avait toujours un visage qu'elle espérait revoir. Puisque Nathaniel avait toujours le don de la trouver, elle l'attendait. Elle participait à quelques évènements, quelques soirées, où elle louait son talent de chanteuse pendant quelques heures, mais ce n'était pas tellement les applaudissements de la foule qu'elle cherchait, ni même encore à se racheter auprès des printaniers suite à ses mésaventures ─ bien que ce deuxième point devrait être plus important, mais son cerveau avait toujours eu du mal avec les priorités. Ou bien était-ce son cœur ?

C'était une énième tentative pour se faire trouver, et plus encore, se retrouver pour Eugénie. Les yeux vitreux avaient laissé place à un regard plus vif, ses joues étaient naturellement rouges, et le reste de son corps était particulièrement maître de soi-même, si on oubliait sa maladresse naturelle. Le seul élément qui ne changeait pas, c'était ses ailes qui demeuraient toujours tirées en arrière, prêtes à esquiver et éviter la foule, tout contact. Mais même sur scène, ça se voyait, qu'elle allait mieux depuis quelques semaines. Elle avait pensé que ça ne serait jamais possible, mais on l'avait bousculée. Et Nathaniel lui avait fait redécouvrir à quel point c'était agréable, de sentir son cœur battre.

Lorsqu'elle descendit de la scène, c'était avec une démarche guillerette qu'elle se promena dans la foule, servant sourires et plaisanteries à chaque personne qui l'accostait. Quand ses yeux se posèrent enfin sur Nathaniel, qui était accompagné ─ ce qui ne la dérangeait a priori pas, parce qu'elle ne songeait à aucun moment que la femme pourrait être autre chose qu'une amie ─, elle précipita son pas jusqu'à lui, un grand sourire sur le visage. Mais aussitôt l'illyrienne arriva à leur niveau, son sourire disparut de son visage, laissant place à un air déconcerté, le regard soudainement triste ; mais il y avait aussi un fond de colère.

Le bonheur de l'écouter dans d'autres circonstances. Oui, bien sûr, des semaines auparavant alors que c'était son prénom qui sortait d'entre ses lèvres comme une prière ? Le poids sur son cœur devint soudainement lourd. Ses ailes s'affaissèrent un peu plus et elle les regarda, comme si tout chez elle venait de se déconnecter. C'était le vide qui était revenu. Enfin, ses lèvres décidèrent à laisser passer quelques mots.

-Oh. Eh bien, je suis ravie d'apprendre que ma voix vous plaît tant. Vous n'aviez jamais mentionné votre fiancée, souligna-t-elle en regardant brièvement Nathaniel.

Puis, en attendant sa réponse, elle se tourna vers le buffet, prit un premier verre de vin, qui fut rapidement descendu. Elle enchaîna avec un second tout aussi vite, et puis se concentra de nouveau vers le couple, un troisième verre en main, qui ne ferait certainement pas long feu. Il lui faudrait bien plus que ça pour lui faire oublier ce qui s'était passé. Et le vide qui continuait à se creuser en elle, encore et encore, lui rappelant une sensation désagréable, comme si on s'amusait à gratter au niveau de son ventre, jusqu'à que sa peau fut totalement griffée, percée, se saisir de ses organes pour les écrabouiller.

-Ça fait longtemps ? le regard est accusateur, cette fois.

L'alcool n'aidera pas vraiment à maintenir sa langue, d'ailleurs. Mais c'est pas grave, elle voulait le blesser ce soir.

Elle s'était souvent demandée ce qui menait aux gens à blesser volontairement les autres. Pour certains, c'était un réflexe, une sorte de protection ; plutôt frapper en premier que d'attendre d'être frappé. Elle pouvait le comprendre, mais là, elle avait du mal. Elle ne comprenait pas ce qu'elle avait fait de si mal pour mériter un tel retour dans la tronche. Qu'est-ce qu'elle avait commis comme erreur pour que Nathaniel lui présenta ainsi sa fiancée, pour qu'il afficha un air... satisfait sur son visage ? C'était peut-être le pire dans cette scène. L'air sur son visage, loin de la sincérité qu'il avait affiché lorsqu'ils s'étaient vus la dernière fois, quand ils avaient cédé l'un à l'autre. Pourquoi dès qu'elle allait mieux, il y avait quelque chose pour la remettre au fond du trou, comme si elle n'était rien du tout ? Au fond, elle avait très bien conscience qu'elle n'était rien du tout. Elle n'était pas fae et de fait, différente d'eux. Elle avait des ailes mais n'avait nullement appris à se battre, or, les illyriens étaient majoritairement un peuple guerrier, alors elle n'avait que peu de voix auprès d'eux. Est-ce qu'elle serait à tout jamais coincée entre deux feux, piégée entre qui elle était, qui elle aurait dû être et ce qu'elle aimerait être. A tout jamais elle verrait les airs satisfaits des gens qui lui faisaient volontairement du mal.

La femme, visiblement issue de l'été, ne semblait pas prendre la même satisfaction. Elle ne savait pas trop ce qu'elle devait comprendre de ça, elle ne sut pas comment décrypter cette absence d'air. On aurait juste dit qu'elle jouait un rôle, le type de rôle qu'Eugénie ne connaissait que trop bien, pour en avoir joué un tas ; que ce fut sur scène ou en dehors, parce que c'était plus facile que d'assumer qui elle était.

La brune entendit les paroles de Nathaniel sans vraiment les percevoir. Son ouïe fonctionnait à la perfection, mais pas son cerveau. Le vide continuait à se propager en elle, ce qui était mauvais signe. Elle connaissait trop bien ce vide et il était terrifiant, il fallait le remplir avec quelque chose d'autre, alors elle prit le premier sentiment qui lui vint : la trahison. La tromperie. Avec une grande inspiration, elle se rapprocha du couple et son verre, comme si elle voulait porter un toast... sauf qu'elle renversa tout sur Nathaniel, sans ciller. Elle regarda l'alcool coulé sur lui avant de déposer son verre sur le buffet, l'air pas du tout perturbé.

-Vas te faire foutre, cracha-t-elle. T'as couché avec moi juste pour le plaisir de me faire du mal, mais quel genre de personne fait ça ?! Moi, j'étais sincère ! Je pensais tout ce que je disais et faisais, et toi t'es qu'un...

Un cri se coinça dans sa gorge, l'empêchant terminer sa phrase. Maintenant, des larmes envahirent son champ de vision et elle les sentit couler peu à peu sur ses joues. Tant de fois elle avait pleuré sans que ça n'apaisa pas quoique ce soit, sans que ça changea la donne. Pourtant elle avait souvent pleuré de tout son soul, au point d'avoir l'impression de se noyer dans l'expression de sa tristesse.

-Partez de cette soirée. Immédiatement. Je ne vous le dirais pas deux fois, ordonna-t-elle en essayant de garder la tête haute.

Pourtant, elle rêvait de plonger sa tête dans un fût d'alcool et de s'enivrer au point qu'elle oublierait où était le ciel et où était la terre.

Elle se demanda à quel point elle avait été naïve encore une fois. C'était pas qu'elle était pas habituée à ce qu'on se foute de sa tronche, au contraire, mais d'habitude, elle y portait moins d'importance. Parce que c'était la première fois depuis la mort d'Angelica que ça allait mieux, qu'elle avait commencé à ressentir quelque chose de positif, ressentir des sentiments pour quelqu'un de complètement nouveau, qui arrivait à la freiner dans la chute qui avait commencé des années plus tôt, avec les mains ensanglantées et une absence de souvenirs de cette soirée-là qui la faisait pâlir. Elle n'avait pourtant pas été odieuse avec lui, et de toute façon, elle ne l'était avec personne ; au mieux, on la décrivait comme une simple d'esprit et la plupart des gens lui parlaient comme si elle était incapable de comprendre le monde qui les entourait, ignorant qu'elle avait découvert à son plus grand regret la vérité d'Evanor : rien n'y survit.

Mais pour la première fois depuis longtemps, elle souhaita qu'elle y survive, parce que les mots étaient tranchants et affreusement blessants, parce que si elle, elle était une égocentrique, lui n'était qu'une personne vile et elle préférait mille fois être la conne de service mais tendre la main, plutôt que d'être foutrement aussi méchante. Son visage se ferma au fur et à mesure, de plus en plus heurtée mais aussi sur la défensive, parce qu'il mentait sur elle, ça elle en était sûre. Quant à ce que lui voulait, peut-être qu'elle s'était faite avoir. Se faire prendre un peu plus pour une conne ou un peu moins, elle n'était plus à ça près, après tout. Et puisqu'il voulait jouer à celui qui aura le plus du culot, elle allait lui montrer. Le verre n'avait pas suffi. Mais elle savait exactement où elle était et à qui elle devait parler. Tournant le dos à Nathaniel, elle prit une autre coupe de champagne ─ elle ne pouvait pas supporter ce spectacle sobre, c'était une certitude ─ et traversa la foule. Elle allait boire de tout son soul mais plus tard, quand elle serait seule, quand personne ne viendrait ni la voir, ni l'interrompre. Elle trouva l'organisateur de la soirée, qui n'était nullement un seigneur mais une personnalité assez riche pour avoir de l'influence. Alors, elle se dirigea vers lui, laissa le sourire affreux de Nathaniel derrière elle, et joua la comédie.

-Ne suis-je pas votre invitée d'honneur, aujourd'hui ? N'ai-je pas offert une superbe prestation en cette soirée, ravissant les oreilles de vos invités de choix, et de ceux qui sont venus par hasard ? Si c'est bien le cas, vous n'autoriserez pas que je sois insultée de la sorte par un inconnu. Dès qu'il sera hors de ma portée, cet incident sera bien évidemment oublié, je sais que vous êtes un excellent hôte et que vous tenez à votre réputation... n'est-ce pas ?

Elle n'aimait pas jouer à ce jeu. C'était le genre de jeu à laquelle sa mère jouait, et sans grande surprise, elle ne s'était jamais réellement entendue avec sa génitrice, qui lui rappelait d'être belle et de se taire. Elle ne pouvait ouvrir la bouche que pour chanter, lorsque on le lui ordonnait. C'était un peu pénible de voir que ça n'avait pas changé, à part pour ce soir momentanément, parce qu'elle sentait que son cœur ne tiendrait pas le coup, elle était même plus sûre de pouvoir le réparer avec de la colle ou du papier collant, alors qu'avant ça restait une possibilité, si seulement elle s'en donnait la peine. Le printanier posa un regard sur la brune puis sur Nathaniel avant de hocher la tête.

-Gardes, je vous prie de mettre cet insolent dehors. Il est inconcevable d'autoriser un tel comportement envers mes invités.

Un sourire de remerciement apparut sur le visage d'Eugénie tandis qu'elle continua à tourner le dos à la scène, ne préférant plus voir un seul aspect du physique de Nathaniel. Pourtant elle savait très bien qu'elle n'oublierait pas aisément la nuit qu'ils avaient passée ensemble et que la Mère lui rappellerait leur lien régulièrement, viendrait l'enquiquiner et massacrer un peu plus son organe vital. Mais pour ce soir, ça serait suffisant. Il lui fallut quelques secondes plus pour terminer sa coupe de champagne, et évidemment, bête qu'elle était, elle se retourna.