[FB] Show must go on | Kora

La lumière qui se tamise. Les conversations dans l’assemblée qui deviennent murmures, jusqu’à s’éteindre complètement. Les mirettes se braquent vers la scène, où le chuintement discret du rideau qui se lève ricoche entre les murs du cabaret. Les souffles se coupent tandis que la silhouette, immobile, apparait dans leur champ de vision. La musique démarre, lancinante. Provocante. Parfois stridente. Et la valse des couteaux l’accompagne. Sensuelle. Méticuleuse. Dangereuse. Les gestes sont précis, calculés, retenus. Le corps ondule tandis que les lames d’acier scintillent sous les projecteurs tamisés. Les spectateurs sont conquis, et Louve est en train, une fois encore, de réussir son pari. Elle est de plus en plus à l’aise, la sirène. Se sent de plus en plus à sa place dans ce cabaret. Si la danse n’a jamais été une passion, force est de constater qu’à force de travail, elle a fini par y trouver un certain plaisir. Et la chorégraphie a fait le reste. Si Louve n’est pas la tête d’affiche du spectacle, elle n’en reste pas moins un numéro que les spectateurs apprécient de voir –et de revoir-. Et ça fait chaud au cœur, dans un sens, de voir qu’elle peut susciter de l’admiration, et qu’elle peut réussir quelque part. Dans un univers qui ne baigne pas dans la violence, le sang et l’illégalité.

Elle aurait pu en rester là, Louve. Se complaire dans cette nouvelle vie, avec ce nouveau visage, cette nouvelle identité. Être cette sirène, cette danseuse sulfureuse, au Soleil de Minuit. Elle gagne assez d’argent pour vivre, elle a un toit sous la tête, et elle a une famille au sein du cabaret. Elle aurait pu en rester là. Se faire oublier, recommencer à zéro. Avoir une fin heureuse. Mais non, il faut toujours qu’elle retombe dans ses déboires, et qu’elle se noie dans les abysses de l’obscurité. Elle est rancunière, Louve. Et bien trop brisée pour changer. Elle est passée sous les radars, s’est faite oublier. Mais elle sait, au plus profond d’elle, que ce n’est que provisoire. Qu’à un moment ou à un autre, sa couverture tombera. Et que la sirène redeviendra carnassière. Ses démons referont forcément surface, à un moment ou à un autre. Il ne peut en être autrement.

Le moment qu’ils attendent tous qui approche. Une planche de bois qui est emmenée sur scène, tandis qu’avec ses mains elle invite l’homme à monter sur scène. Un petit bonus que le cabaret s’octroie. Un cachet qui est déposé, plus ou moins conséquent, pour qu’un volontaire accède le temps de quelques minutes à la scène. Une proie pour la chasseresse qui, une fois dos à la planche, lui envoie quelques couteaux bien placés. Frissons garantis, que l’annonce promet. Et personne, jusqu’à présent, ne l’a contredite. Louve est occupée à enchainer quelques mouvements lancinants tandis que l’homme s’installe, et une fois que c’est fait, elle rôde jusqu’à lui. Le couteau qu’elle tient dans sa main qui se pose contre une de ses épaules, et qui se déplace avec une lenteur provoquée le long de son torse pour finir par piquer délicatement la zone de son palpitant. Elle l’entend, à son souffle, qu’il jubile, et s’en délecte.

Alors enfin, son regard remonte jusqu’au sien. Et c’est à son tour, d’avoir le souffle qui se coupe. Une sueur froide l’envahit alors que ce sont tous les poils de son corps qui se dressent. Elle reconnait ces orbes. Ce visage. Ce monstre. C’est un fae de l’Aube qui a fait partie de ceux qui l’ont torturée il y a de ça bien des années, dans un des laboratoires clandestins. C’était il y a si longtemps, mais pourtant, elle n’a pas oublié leurs visages, qui reviennent la hanter régulièrement dans ses cauchemars. Louve est déstabilisée, et c’est tout son corps qui se crispe. Mais le show doit continuer, quoi qu’il en coûte, alors elle fait volte-face et s’éloigne de lui. Elle sent son cœur qui tambourine dans sa poitrine, et ses oreilles qui bourdonnent. Elle manque de perdre pied, de sombrer. Elle jongle avec son couteau. Le passe de doigt en doigt. Une perte d’attention et le voilà qui lui échappe. Fort heureusement elle le rattrape in extremis et poursuit sa chorégraphie comme si de rien était, le public n’y voyant que du feu. Elle finit par envoyer son couteau vers l’homme, dans un mouvement aussi précis que redoutable. Ce dernier se plante dans la planche derrière lui, lui éraflant la joue au passage. Louve a toujours eu la consigne de ne blesser personne. De frôler, provoquer, titiller, sans jamais dépasser la limite. Ça pourrait faire mauvaise publicité. Mais c’était plus fort qu’elle. Viscéral L’homme, surpris, passe ses doigts sur sa joue, constatant le rouge carmin. Un léger rire, finalement, qui s’échappe d’entre ses lèvres, tandis que la foule se lève pour acclamer Louve et sa précision. Ils ont l’air d’apprécier, et c’est tant mieux.

Un dernier mouvement, une dernière révérence, un dernier sourire tremblant, et voilà la lumière qui s’éteint et le rideau qui retombe. Louve n’attend pas que l’homme, toujours contre sa planche, regagne sa place. Elle a déjà fait volte-face et regagne les loges, faisant abstraction des regards interrogateurs des autres sirènes qui ont suivi tout le déroulement du show et qui ont compris que quelque chose n’allait pas. Traversant les loges, elle finit par s’enfermer dans une pièce réservée au stockage des costumes, persuadée qu’ici personne ne la retrouverait. Mais c’était peine perdue, car à peine a-t-elle fermé la porte et traversé la petite pièce qu’à nouveau cette dernière s’ouvre, laissant apparaitre Kora. « Je suis désolée Kora, qu’elle targue aussitôt, passant les mains de son visage à ses hanches. J’ai manqué d’adresse, mais ça ne se reproduira plus. » Elle préfère mentir, Louve. Parce que c’est plus simple comme ça.

Inspirer. Expirer. Fermer les yeux. S’imaginer partout, tant que c’est loin d’ici. Inspirer. Expirer. Desserrer cette mâchoire, décontracter les poings. Tenter de se détendre. D’oublier. De mettre ça de côté, dans des tréfonds reclus de sa mémoire. Inspirer. Expirer. Il faut qu’elle se calme. Qu’elle reprenne contenance et qu’elle fasse comme ci. Qu’elle redresse son masque de neutralité. Sa carapace s’est fissurée, l’espace d’un instant, d’un battement de cils. Elle l’a sentie jusqu’au plus profond de ses chairs. A tressailli devant ces orbes qu’elle n’a, au fond, jamais pu oublier. Une terreur sans nom s’en est échappée. Qui la laisse encore tremblante et désorientée. Alors il faut qu’elle inspire, Louve. Et qu’elle expire. Pour chasser ses sombres démons. Ses sombres pensées.

Face à la détresse de la terreur, c’est la hargne qui a répondu. Qui a pris sa place, détruisant tout sur son passage. La gamine, enfouie en Louve, et terrifiée, a laissé place à la mercenaire, qui s’est jurée que plus jamais une telle ignominie ne se reproduirait. La peur s’est alors muée en rage. Et il a fallu qu’elle réfrène ses pulsions pour ne pas qu’elle passe à l’attaque. Qu’elle enchaine la bête ancrée en elle pour garder le contrôle. Le fait qu’elle lui blesse la joue n’était pas un hasard. Ce n’était pas une maladresse, comme certains ont pu le penser. Non, c’était la cible la moins pire qu’elle avait trouvé. Qu’à défaut de lui planter le couteau entre les deux yeux, elle s’était difficilement contentée de la joue. Il faut qu’il paie. Pour toutes les atrocités qu’il a commises, sur elle et sur les autres. Il faut qu’il souffre, il faut qu’il meurt. Mais pas maintenant, pas ce soir. Pas devant toute cette foule, pas au Soleil de Minuit. Louve s’est donnée bien du mal pour disparaitre. Pour recommencer à zéro. Pour se sentir à nouveau à peu près bien quelque part. Et il est hors de question qu’elle fasse tout exploser aussi tôt, aussi vite. Alors elle a serré les dents, Louve. Et elle les serre encore maintenant.

Elle n’est que boule de nerfs. Qu’éclats de rage. Elle bouillonne. Elle fulmine. Et il faut qu’elle se calme. Qu’elle enterre tous ses sentiments et qu’elle revienne auprès des sirènes en faisant comme si de rien était. Alors elle inspire. Et elle expire. Elle a bien trop besoin du Cabaret et des Sandmen pour pouvoir se permettre sa petite vendetta. Et même si elle crève d’envie de retourner sur scène pour enfoncer son couteau dans la jugulaire de l’homme de l’Aube, elle sait au plus profond d’elle qu’elle n’a pas le choix. Elle doit ronger son frein. Et en vitesse. Car voilà déjà Kora qui fait irruption dans son champ. Kora qu’elle observe à la dérivée, ne sachant pas vraiment sur quel pied danser. C’est sa patronne, et elle a forcément beaucoup d’emprise sur elle. Louve ne veut pas la décevoir. Elle ne veut pas avoir à s’en aller. Mais elle a dérogé à la règle, et elle redoute la sentence.

Sors de là, qu'elle clame d'une voix autoritaire. Et sans piper mots, Louve s'exécute. Bras toujours sur les hanches, elle quitte le placard pour se retrouver dans les loges, constatant, sans grande surprise, qu'elles sont à présent vides des autres sirènes. Kora peut lui parler, seule à seule. Une petite discussion pour remettre les points sur les i, ou pour, visiblement, tenter de comprendre ce qu'il s'est passé. Elle sait, bien évidemment. Kora est observatrice, et elle gère d'une main de maître son établissement. Il ne pouvait en être autrement. Et devant son ton accusateur, Louve plie l'échine. Elle ne peut pas lui mentir. Ne veut pas lui mentir. « C'est un fantôme de mon passé. D'un autre temps, d'une autre vie. Une époque où elle n'était encore qu'une gamine apeurée, enfermée et torturée. Rien que d'y penser, elle en ressent un nouveau frisson. Il m'a fait du mal. Beaucoup de mal. Une épaule qu'elle fait légèrement rouler, désignant ainsi une des cicatrices qu'elle arbore ; vestige d'une de ses ailes qui lui a été arrachée. Mais il n'est pas le seul. Ils étaient tout un groupe. Et je me suis toujours jurée que si un jour je devais les recroiser, ils paieraient. » Elle explique, Louve. Pas forcément dans les détails, parce qu'après tout ce n'est pas ce qui est demandé ; mais elle en dit assez pour que Kora comprenne. Qu'elle entrevoie l'étendue des dégâts, et la retenue -bien que compliquée- dont elle a fait preuve pour ne pas tout simplement lui planter ce couteau entre les deux yeux. « Cependant, par respect pour toi, et pour la réputation du Cabaret, je n'en ferai rien. J'attendrai. » Parce que Louve n'est pas une Sainte, et qu'elle est trop rancunière pour tout simplement laisser couler. Elle compte bien lui faire payer tout ce qu'il lui a fait. Tôt ou tard.

Une main qui se pose sur son épaule. Apaisante. Salvatrice. Louve en ressent un frisson, mais ne bronche pas. Elle reste en place, observant droit devant elle. Ça lui fait encore tout drôle, d’avoir quelqu’un à qui parler. D’avoir une épaule contre laquelle pleurer. D’avoir une oreille pour se confier. Le cabaret se veut d’être une famille, et Kora une mère. Aussi aimante que passionnée. Prête à défendre ses petites protégées contre monts et marées. Elle voit en elle le lien qu’elle avait avec Merrill. Et ça lui fait peur. Parce qu’elle l’a aimé. Beaucoup. Mais sa trahison laisse des traces, comme un goût amer dans la bouche. Tout comme la peur que tout recommence, entrainant ainsi des réticences à se laisser aller. À faire confiance. SI jusqu’à présent Louve était restée sur la réserve, elle sent, cependant, qu’il est temps pour elle de se confier. D’accorder à Kora un peu de reconnaissance. Elle ne peut pas rester en retrait. Pas devant toutes les petites marques d’affection dont les autres sirènes, et particulièrement Kora, font preuve. Il faut qu’elle donne le change. Qu’elle se donne. Peut-être pas entièrement. Mais au moins assez pour qu’elle comprenne qui elle est. Et ce par quoi elle est passée, avant d’arriver brisée dans ce cabaret.

Courageuse. L’est-elle vraiment ? Louve accuse le compliment. N’ose, en quelque sorte, pas vraiment l’accepter. Le reconnaitre. Oui, elle est courageuse. Résiliente. Déterminée. Parce qu’il ne peut en être autrement. C’est une survivante. Prête à tout pour oublier. Pour continuer. La vie, la lutte, qu’importe. Mais elle ne peut pas se permettre de baisser les bras. Pas après tous les sacrifices qu’elle a fait pour en arriver jusque-là. Réfléchie. Elle ne l’a pas toujours été, Louve. Bien au contraire. Trop impulsive. Trop imprévisible. Volcanique et sauvage. Des erreurs commises à cause de la précipitation, elle en fait des tonnes. Et, quand bien même elle essaie d’apprendre de ses échecs, elle en commet encore aujourd’hui. L’assassinat de ce monstre de l’Aube, en tout cas, n’en sera pas un. Car elle compte bien prendre son temps. Tout planifier, organiser, prédire. Pour qu’ainsi la tragédie puisse se terminer en une victoire écrasante. En sureté. Oui, c’est très probable. Quasi une certitude. Louve n’en a jamais douté, d’ailleurs, ayant très vite cernée le caractère maternel de Kora.

Un sourire qui éclaire, bien que fugacement, ses lèvres quand Kora traite le Fae de trou-du-cul. Elle s’étonne que la tenancière du cabaret prenne la chose aussi bien, avec autant de légèreté. Louve vient de lui avouer vouloir tuer quelqu’un. Un monstre, certes, mais il n’en reste pas moins un être humain. Qu’a-t-elle vécu pour penser ainsi ? La phrase qui conclut sa petite tirade lui met la puce à l’oreille. Elle sait. Elle comprend. Louve aimerait lui murmurer que c’est impossible. Qu’elle a vécu tant d’horreurs qu’il est quasi impossible de ressentir la même chose qu’elle. Mais pourtant… Elle sent une fêlure dans l’attitude de Kora. Y’a quelque chose qui s’est brisé en elle. Dans sa voix. Dans son regard. Dans l’illusion qu’elle donne. Louve fronce les sourcils, l’observant, lentement, détendre ses ailes. Son cœur s’emballe dans sa poitrine et son souffle se coupe. Elle comprend vraiment. Bien vite, ses orbes se gorgent de larmes. Devant l’horreur qui pend mollement devant elle. Devant le carnage qu’ils ont laissé dans leur sillage. Elle aimerait lui dire qu’elle est désolée. Se lover tout contre son corps pour partager sa peine et ses souffrances. Mais elle reste paralysée, Louve. Atterrée. Et profondément attristée. Combien d’entre eux sont passés dans les griffes monstrueuses de l’Aube ?

Ils paieront. Promesse qu’elles se sont faites, chacune de leur côté. Et qu’elles tiendront. Que ce soit ensemble, ou séparées. Louve sent son cœur s’alléger, comme si un poids s’enlevait de ses frêles épaules. Elle n’est plus seule, désormais. Elle peut compter sur Kora. Sur le cabaret, sur les Marchands de Sable. Elle ne pensait pas retrouver une famille. Pas aussi vite, pas après le retournement de veste des Stormvaengir. Et pourtant… « C'est plutôt moi qui devrais te remercier pour ta sincérité. Pour ton authenticité. Pour tout l’amour que tu portes aux membres du cabaret. Elle marque une courte pause, croisant les bras au niveau de sa poitrine. Merci, surtout, de m’avoir recueillie. De m’avoir acceptée, malgré mes fêlures, malgré mes secrets, parmi vous. Je comprends mieux maintenant d’où te vient ton affinité pour les petites choses brisées. » Un demi-sourire qui étire ses lèvres vermeilles, en demi-teinte. Reflet de nostalgie, de reconnaissance, et de pitié. Pour elle-même, pour Kora, pour tous ceux qui ont trop donné. « Je vais mener mon enquête. Élaborer un plan. Et quand je serai prête, je te ferai signe. » Que son attaque ne se résume pas seulement à tuer. Il ne faut pas qu’elle laisse de traces. Et il faut qu’il souffre, autant qu’elles, elles ont souffert.


Deux semaines plus tard.
Elle a attendu, Louve. Autant qu’elle le pouvait. À chaque répit. De jour, comme de nuit, elle l’a suivi. A tout appris de ses habitudes. De sa routine. Elle a compris qui il était, et ce qu’il faisait à la Capitale. Elle a eu de nombreuses occasions de l’éliminer. De l’envoyer six pieds sous terre. Mais elle s’est retenue, Louve. Jusqu’à ce qu’enfin, elle sente que ce soit le bon moment. Que son plan lui paraisse assez bien ficelé pour qu’elles ne soient pas inculpées.

Elle frappe, doucement, à la porte des appartements de Kora. Avant de murmurer, une fois qu’elle aperçoit cette dernière, « Il est temps. Enfile des vêtements sombres et confortables, on doit être parti dans cinq minutes. » Le temps file, et la nuit est déjà tombée depuis plusieurs heures déjà. Pour elles, pourtant, elle ne fait que commencer.

Elle est fébrile. Partagée entre un état d’euphorie mêlée à l’appréhension. Elle espère ce moment depuis tellement d’années qu’au final elle ne peut s’empêcher de le redouter. C’est paradoxal. Mais elle s’est imaginée cet instant si souvent qu’elle craint de tout gâcher. Qu’il y ait un grain de sable dans l’engrenage qui vienne tout faire imploser. Louve a pris sur elle ; elle a pris son temps pour observer. Pour calculer. Pour planifier. Pour qu’ainsi il n’y ait qu’une place infime à l’imprévisible. Mais malgré tout ça, elle appréhende. Trouvant source de réconfort en la personne de Kora, qu’elle est heureuse de retrouver à ses côtés dans ce moment crucial.

Le temps presse. Et si Louve espérait avoir encore quelques semaines devant elle pour préparer un plan frôlant la perfection, force est de constater que le destin joue en sa défaveur. Elle a appris la veille que sa cible allait quitter la Capitale, son séjour touchant à sa fin. Il a, durant ces deux semaines, enchainé les rencontres plus ou moins officielles avec d’autres Faes. À quel sujet ? Elle l’ignore, mais s’en contrefiche royalement. Le plus important, dans l’histoire, c’est que ce soir est le dernier à Elysium pour sa cible ; et que ce sera aussi son dernier soir tout court. Pour fêter sa dernière nuit à la Capitale, l’homme s’est entouré de ses plus proches amis pour une petite soirée privée au Paradis. Une maison close dirigée d’une main de maître par une certaine Hortense. Les filles y sont choyées, et les affaires tournent bien. La réputation du lieu n’est plus à faire. L’avantage, c’est que c’est grand, et qu’il y a de nombreux va-et-vient à l’intérieur. Louve a pu, un peu plus tôt dans la journée, s’y infiltrée pour faire le tour du propriétaire et se familiariser avec les nombreux recoins et salons privés. Elle a appris, de la bouche d’une des employées, où l’homme et ses amis seraient invités. Ils ont réussi à privatiser toute une aile de la maison close. Le lieu grouillera de prostituées, danseuses et autres divertissements. Ce sera l’anarchie. La folie. Et au final, tout ce foutoir rocambolesque permettra surement aux deux hybrides de s’accaparer l’homme sans que personne ne s’en rende vraiment compte. Le plan n’est pas parfait, bien au contraire. Louve espérait laisser peu de place aux imprévus ; pourtant, aux vues de ce que cette soirée à la maison close leur réserve, elle sent qu’elles devront cependant faire avec. Improviser. Sans se faire pincer. Et surtout, surtout, aller jusqu’au bout du plan. Eliminer ce monstre une bonne fois pour toute. Quoi qu’il en coute. Elles se sont jurées qu’ils paieraient, tous autant qu’ils sont, pour toutes les atrocités qu’ils ont commises et dont ils n’ont jamais été condamnés. Ce soir, les deux sirènes seront les juges, jurés, et bourreaux. Ce soir, la justice sonnera.

En quelques minutes à peine, Kora a laissé son maigre peignoir pour une tenue moulante et confortable. Louve ne peut s’empêcher de la dévisager de la tête aux pieds, admirant la sculpture voluptueuse de la Diurne. Elle n’en fait, cependant, aucun commentaire, préférant se concentrer sur l’énumération de ses pouvoirs. « Tu vas être parfaite, qu’elle roucoule, cachant difficilement son impatience et sa frénésie. » C’est qu’elle la prendrait presque dans ses bras pour lui coller un baiser sur sa joue, histoire de la remercier, encore une fois, de s’être portée volontaire pour être à ses côtés. Kora va être d’une aide déterminante, Louve en est persuadée. Entre l’invisibilité, l’aveuglement, les illusions… Impossible qu’elle ne soit pas un atout dans sa manche. Ses doigts s’entrelacent dans ceux de Kora, et bien vite les voilà dehors. « C’est sa dernière nuit à Elysium, et pour l’occasion ses amis et lui ont privatisé une aile du bordel du Paradis. J’ai pu m’y infiltrer un peu plus tôt dans la journée pour repérer les lieux ; ça ne devrait pas être très compliqué pour toi d’y entrer sans te faire repérer. Le plus dur sera de réussir à capter son attention pour l’attirer dans une des chambres. Mais j’ai un plan… » Elle n’en dit pas plus, car pour le moment ça ne sert à rien. Elle laisse à Kora le temps du trajet pour se familiariser avec le projet et pour poser les questions qui lui viennent en tête. Car si Louve se targue d’avoir pensé à tout, elle n’est cependant pas assez confiante pour être persuadée de n’avoir laissé aucune place à l’erreur ; et deux esprits valent mieux qu’un pour se pencher sur la question.

Après un certain silence, Louve, hésitante, finit par se jeter à l’eau, « Kora… Il faut que je t’avoue quelque chose. Elle prend une profonde inspiration, observant la Diurne à la dérobée. Je ne suis pas originaire de l’Automne. Je ne suis, en réalité, pas du tout ce que je semble être. Je suis une métamorphe de l’Aube. Là encore elle laisse planer quelques secondes, le temps de préparer les mots qui vont suivre. Louve n’est qu’un nom d'emprunt, et son visage qu’un masque. J’étais traquée, en danger, et il fallait que je change d’identité. Louve m’a permis de prendre un nouveau départ et de commencer une nouvelle vie. À l'abri. » Elle retient son souffle, Louve. Ne sachant trop comment va réagir Kora. Une partie d’elle espère qu’elle saura se montrer compréhensive, car après tout elle aussi est passée par là, d’une certaine manière. Si elle a été capturée et torturée, elle s’est forcément échappée pour s’en tirer vivante. Et si elle a fui, alors…

Elle sent le rouge qui lui monte aux joues et qui irradie de chaleur quand Kora la complimente en lui disant qu’elle a bien bossé. Louve n’a jamais vraiment eu confiance en elle. Quand bien même elle tente au quotidien de se passer pour quelqu’un de fort et d’insensible, le fait est que ce n’est qu’une carapace. Qu’une illusion. Louve est en hésitation constante, à marcher sur des œufs et à appréhender chacun de ses faits et gestes. Elle tente de s’acclimater à sa nouvelle vie ; aux autres sirènes avec qui elle partage à présent son quotidien. Mais faire confiance est difficile, et se laisser approcher d’autant plus. Louve est souvent en retrait, si ce n’est pas sur la réserve. Pour se protéger elle, mais aussi et surtout parce qu’elle craint tout contact avec les autres. Tout jugement de leur part. Et si elles ne l’appréciaient pas ? Et si elle n’arrivait pas à se faire aux us et coutumes du cabaret et que Kora la mettait à la porte ? Avec cette dernière, tout parait plus simple. Plus facile. Parce que Kora se montre à l’image d’une véritable mère avec elle. Parce qu’il y a ce petit quelque chose qui fait que tout de suite Louve s’est sentie à l’aise à ses côtés. À présent, elle sent que c’est leur passé. Leurs traumatismes.

Quand elle lui demande comment elle compte entrer dans la maison close, Louve devient silencieuse. Elle hésite, durant un bref instant, à lui révéler la vérité. Ce qui est complètement idiot, car de toute façon elle va bien devoir lui parler de son secret une fois qu’elles seront arrivées au Paradis. Si Louve a accepté que Kora l’accompagne, c’est parce qu’elle juge cette dernière digne de confiance. Qu’au-delà d’avoir vécu le même Enfer, elles partagent aussi des valeurs. Mais ça n’empêche que Louve garde une certaine appréhension, de lui parler de sa qualité d’Aubéenne. Après tout, elle a menti aux Marchands de Sable, puis à Kora, depuis le début, en se faisant passer pour ce qu’elle n’est pas. Alors oui, elle avait ses raisons et probablement que Kora sera des plus à même pour le comprendre, mais… On ne sait jamais. Et c’est à cause des conséquences désastreuses qui pourraient arriver que Louve garde le silence, indécise.

Elle finit, toutefois, par reprendre la parole. Après avoir pris une profonde inspiration et avoir détourné le regard pour ne pas avoir à affronter directement ses réactions. Elle ne sait pas pourquoi elle appréhende, Louve. Parce qu’elle a toujours pressenti que Kora était digne de confiance. Chose qu’elle démontre une fois encore en serrant ses doigts contre les siens. Tout de suite y’a comme un poids qui s’envole de ses épaules, sa culpabilité disparaissant d’un coup d’un seul. Ça fait du bien, mine de rien, de pouvoir se confier à quelqu’un. D’exposer la vérité et de se sentir comprise. Face à sa promesse de toujours faire son possible pour mettre Louve à l’abri, elle sent ses larmes monter aux coins de ses yeux. Une famille. Voilà ce qu’elle a trouvé, pourtant sans vraiment l’avoir cherchée. Louve s’était promis de ne pas refaire les mêmes erreurs qu’avec Merrill et les Stormvaengir. Et pourtant, quelques mois à peine après son départ, elle faisait à présent partie des Marchands de Sable et elle avait Kora à ses côtés pour l’épauler et la conseiller. D’un frère de cœur, elle était passée à une mère de substitution. Le haut de son crâne vient doucement se poser sur l’épaule de Kora, se lovant contre le creux de son cou dans une étreinte aussi spontanée que fugace. « Merci, qu’elle se contente de simplement susurrer à son oreille, touchée par cette promesse. » Sa voix est à deux doigts de se briser, vibrant d’émotions qu’elle contient tant bien que mal. Se sentant soudainement embarrassée par ce trop-plein, elle se dégage de Kora, essuyant rapidement le coin de ses yeux avec le bout de ses index.

Se concentrer sur la mission. Se focaliser sur le plan. Louve reprend une profonde inspiration tandis qu’elles se remettent en marche. Le Paradis est à présent en ligne de mire, à quelques mètres de là. « Laisse-moi quelques minutes pour rôder autour des lieux. Il faut que je trouve une cible, que je l’immobilise et que je la cache pour prendre sa place. La voix a repris sa neutralité. Le regard sa détermination. Elle reprend le contrôle, Louve. Ils ont réservé toute l’aile Ouest, tu ne devrais pas avoir de mal à les rejoindre. Pars devant et je te rejoins au plus vite. Elle marque une pause, suivie d’un arrêt, braquant son regard dans sa direction et ancrant ses orbes dans les siens. Au moindre danger, tu fous le camp. Promets-le moi Kora. » Parce que c’est sa lutte à elle, sa vendetta personnelle. Et elle ne permettra pas que Kora puisse devenir un dégât collatéral.