[FB] Mirror terror | Yseult

La pointe du pinceau qu’elle tient d’une main fébrile. Sa respiration qui se coupe, tandis qu’elle se concentre au maximum pour ne pas trembler. Le trait se veut droit. Juste. Travaillé. Jusqu’à ce que, cependant, un tremblement ne vienne tout gâcher. Louve pousse un profond soupir, agacée. Le pinceau qu’elle repose, un peu trop bruyamment, sur la commode devant elle. Elle n’y arrivera jamais. Elle a beau s’entrainer, encore et encore, le trait n’est jamais assez parfait. Il faut toujours, à un moment où un autre, qu’elle vienne tout gâcher. Elle n’aura jamais ce regard félin qu’elle aimerait tant avoir. Et devra, visiblement, toujours demander de l’aide auprès des autres sirènes pour qu’elle le fasse à sa place. Louve s’observe dans le miroir, durant une brève poignée de secondes, pour constater les dégâts. C’était bien parti, mais c’est quand même loupé. Alors elle se rassoit sur la chaise derrière elle, attrape un coton qui traine non loin, et s’emploie, dans un geste aussi rageur que dégoûté, à effacer les traces de son essai. Les filles l’avaient prévenue, réussir à se maquiller, et, pire, à réaliser un trait à l’encre noire au-dessus de la paupière n’est pas quelque chose d’aisé. Il faut du travail. De la patience. De la persévérance. Des éléments qui semblent faire cruellement défaut à Louve. Quoi qu’elle est persévérante, Louve, ayant la défaite amère. Elle n’abandonne jamais. Jamais.

Des éclats de voix qui jaillissent dans son dos. Les autres sirènes ont fini leurs numéros, et le show de ce soir est à présent terminé. Les invités, nombreux, comme toujours, ont terminé leurs verres et ont quitté le cabaret qui s’apprête à plonger dans le noir. La nuit est déjà bien avancée, et le repos attend à présent ses sirènes. Ces dernières ont terminé de se changer et, après un ultime échange, se décident à se séparer. Comme tous les soirs, Louve reste dans les vestiaires. Quand elle ne s’emploie pas à parfaire son maquillage, elle s’attaque à ses coiffures, ou encore aux chorégraphies. Elle est la dernière arrivée, et n’ayant jamais baigné dans un tel milieu, elle a beaucoup de choses à apprendre. Elle n’a jamais été très féminine, Louve. N’ayant jamais vraiment ressenti le besoin de prendre soin d’elle. Elle a vécu, durant toute sa courte vie, dans la misère. Survivre était sa priorité, et prendre un bain un bonus qu’elle ne s’accordait que peu souvent. Alors depuis qu’elle a intégré le Soleil de Minuit, force est de constater qu’elle a dû changer radicalement l’ordre de ses priorités. Et apprendre, du coup, à se montrer coquette et jolie.

Le silence, à présent, résonne dans les vestiaires. Tout le monde est parti, mis à part elle. Ou du moins, c’est ce qu’elle imagine. Alors Louve, après s’être de nouveau regardée dans le miroir, se décide à reprendre le pinceau entre ses doigts fins. Oui, à défaut d’être appliquée et patiente, au moins est-elle persévérante. Elle prend une profonde inspiration puis se relève de sa chaise, s’approchant au maximum du miroir pour ainsi avoir l’impression de mieux voir. Elle plonge la pointe du pinceau dans l’encrier, puis s’emploie, après avoir tiré sa paupière, à tracer un trait aussi fin et régulier que possible. Le rendu ne la satisfaisant pas, elle répète l’opération, encore et encore, durant de longues minutes, un tas de cotons souillés de noir s’accumulant sur sa commode. Mais elle ne s’énerve pas, Louve. Pas cette fois. Parce qu’il faut qu’elle reste concentrée. La fatigue, cependant, rend ses traits de plus en plus brouillon. Elle s’apprenne à en rester là pour ce soir quand un bruit dans son dos la fait sursauter. Ses phalanges qui se crispent, ses doigts agrippant le pinceau avec fermeté. Elle est prête à en découdre si besoin. Cependant, elle se détend rapidement en reconnaissant la silhouette d’Yseult. « Tu m’as fait peur. Je croyais être seule, qu’elle souffle avec un sourire crispé. Qu’est-ce que tu fais encore là ? » Une de ses paupières est à moitié maquillée, l’autre étant restée dans un état des plus mitigés. Traces de ses échecs à répétition.

Cascade de cheveux blond vénitiens se déverse alors que la Sirène se défait de ce bijou perlé, qui maintenait la tignasse jusqu’alors. Froufrous et cliquetis autour d’elle se faufilent dans les coulisses alors qu’Yseult quitte la scène avec les autres.
La tenancière du Soleil de Minuit applaudit avec le reste du public, admirative. Si la rouquine a hâte d’aller la retrouver, elle s’attarde néanmoins une fois dans le vestiaire. Comme celà arrive fréquemment, Louve est occupée à s’exercer devant sa coiffeuse. Garde calme et mesure tandis que toutes les autres babillent et se changent, tout comme Yseult.
L’esprit de l’hivernale vagabonde, se demande ce qu’elle va faire de sa soirée. D’ordinaire elle aurait rejoint Kora pour un verre, puis pour un bain. Routine automatique et bien rodée depuis longtemps, mais ces temps-ci, le certain n’est plus, il s’est transformé en “probable”.
La Sirène rousse enfile son châle -qui est simplement décoratif, cette dernière ne craignant pas le froid- et découvre un petit mot près de ses affaires.
La cabaretière a dû sortir, a laissé ce billet pour demander à son bras droit de fermer le Soleil de Minuit une fois tout le monde dehors. La jade de ses yeux parcourt l’écriture de la diurne avant de glisser le papier dans son décolleté. Soirée en solitaire qui s’annonce donc, comme pour répondre à ses questions sur le déroulement des prochaines heures, mais la hiémale mentirait si elle disait qu’elle ne s’y attendait pas. Parce que la brune qu’elle chérit est de plus en plus absente, traîne moins. Yseult a compris que ça concernait les Sandmen, au moins un peu. Et même si sa maîtresse ne lui partage plus vraiment ses préoccupations des derniers jours, la rouquine ne lui en tient pas rigueur.

Pourtant, il y en a une qui s’accapare le temps restant, s’insinuant entre Kora et Yseult chaque jour un peu plus depuis son arrivée. L’Efterår regarde la fautive qui s’acharne devant le miroir, qui salue les danseuses qui se déshabillent pour rentrer dans leur chambre ou profiter du reste de la nuit. Pas celle-ci. L’hivernale sait qu’elle sera là quelque temps encore. C’est sans bruit et sans bouger qu’elle l’observe entre les ouvertures du paravent, à l’abri de son regard. Les dernières sirènes sortent, sourient à Yseult qui semble également sur le point de s’en aller. Mais elle n’en fait rien, une fois toutes les filles dehors. Quelque chose la retient, l’épingle au sol des loges, parmi les accessoires, les tenues accrochées, petit bazar ambiant qui peu à peu retrouve une certaine immobilité.

Yseult ne savait pas être jalouse de l’autre. Ni être envieuse. D’abord, parce que l’artiste a toujours eut confiance en elle, en son apparence, en ses talents. Son hybridation comme seul cassure sensible, comme ultime insécurité.
Elle n’avait jamais été possessive non plus, puisque longtemps entourée d’amants qui se succédaient, qui n’avaient jamais vraiment eut d’importance pour elle. Et ce jusqu’à Zelphar et cet amour infini qu’ils partageaient. Et en amitié, Fenrys étant le plus vieux compagnon qu’elle ait jamais eu, elle n’avait jamais craint qu’il en soit autrement. Yseult n’avait jamais été effrayée ne perdre sa place auprès de Kora non plus, tant leur lien se fait plus fusionnel au fur et à mesure que le temps s’étire. Jamais elle n’a redouté les autres danseuses du cabaret à ce sujet, même si l’inverse s’est avéré vrai : Chaavi comme exemple parfait. Jamais.

Non.

Mais alors… pourquoi ? Pourquoi les choses s’avèrent si différentes cette fois ? Ce sentiment quand elle voit Louve et Kora ensemble, il est toxique, piquant, affreux. Ce soir, en la détaillant à sa guise, la rousse est envieuse pour la première fois. Si belle, vulnérable, partageant des secrets avec sa maîtresse bien aimée… La hiémale est depuis quelques jours en proie à un doute terrible. Et cet horrible sentiment pèse dans sa poitrine : Elle a l’impression que sa précieuse place dans le cœur de Kora est en danger. L’automnale a bénéficié d’un traitement particulier qui a suffit à créer le doute dans l’esprit de la hiémale. Certaines nuits, elle n’en dort d’ailleurs pas.
Les minutes s’égrainent sans que la Savelli ne remarque la silhouette appuyée contre l’encadrement de la porte. Cette petite brune qui ne sait même pas tracer une ligne sans trembler ne doit pas saborder le lien spécial de la tenancière et de sa seconde. Il suffit qu’elle le pense pour s’en dégoûter aussitôt, Yseult. Et puis… Kora peut bien passer du temps avec un nouveau chien errant qu’elle a ramassé, après tout c’est ce qu’elles sont toutes : ces filles perdues en quête d’une seconde chance. Mais la hiémale n’y peut rien. Elle bout, et cette colère sourde la rend ivre sans qu’elle ne sache l’expliquer. Pour l’heure, Efterår chasse ses pensées parasites, se râcle la gorge effrayant au passage l’automnale qui se retourne vers elle. Et Yseult quitte la pénombre pour s’avancer.

J’habite aussi ici, j’te rappelle, statue la nymphe sans chaleur dans la voix. Tout son côté guilleret s’est effacé ses derniers jours, l’amertume gommant les meilleures parties d’elle-même. Sourires légers mais forcés qu’elle s’obligerait à afficher pourtant, si seulement Yseult en était capable. Il n’est pas dans sa nature de prétendre aussi effrontément, pas sans le vouloir : Jouer la comédie lui a toujours beaucoup servi, en commençant par cette Cour de l’Hiver où elle a prétendu ne rien ressentir : s’est accoutumé à aplanir sa personnalité. L’automnale qu’elle approche pourtant, dans un essai désespéré pour faire preuve de sororité.

Tsk… tu en mets toujours trop sur ton pinceau, commente l’hybride en s’asseyant d’un saut souple et élégant sur la coiffeuse pour examiner Louve à la lueur des lumières. Laisse moi te montrer, affirme Yseult en extirpant le pinceau des doigts de la petite flamme. Ses gestes sont fins mais pas forcément doux, alors qu’elle attrape le menton de la danseuse pour le tourner lentement à droite et à gauche, examiner ce qui a été fait. Regardes dans le miroir, qu’elle murmure avant de plonger les poils de l’instrument dans l’encre, avant de l’égoutter proprement. Enfin, elle applique le noir par dessus l’essaie infructueux, le corrige sur la paupière immobile de celle qu’elle tient captive.
C’est comme avec la peinture, commente l’hivernale encore amère qui se surprend à prétendre particulièrement bien. Et c’est comme avec tes couteaux. Si t’as pas confiance en tes mains, et que tes gestes sont pas précis, tu peux te couper. Ou couper quelqu’un d’autre.  Son ton se voile légèrement. C'est pas parce que ta plume a pas l'air dangereuse qu'il faut pas la prendre au sérieux.

J’habite ici. L’explication ne se fait pas attendre. Elle claque dans l’air, retentissante. Louve esquisse un demi-sourire. Bien évidemment, qu’il est normal de la trouver dans le cabaret. Mais ce n’est pas vraiment ce que Louve voulait dire. Il est tard, les autres sirènes sont déjà soit parties dormir, soit parties faire la fête ailleurs. Ce qu’elle se demande, Louve, c’est pourquoi Yseult est encore dans les vestiaires, en train de l’épier ; et pas n’importe où ailleurs. Parce qu’elle sait pas pourquoi, mais elle est toujours mal à l’aise quand l’Hivernale est dans les parages. Sa froideur, son amertume, le timbre de voix qui claque toujours associé à un regard sévère qui la dévisage et qui la juge sans cesse… Louve ne sait pas comment l’aborder. Comme l’appréhender. Elle lui fait peur, dans un sens. Ou plutôt elle l’impressionne. Non pas parce qu’elle est le bras droit de sa patronne –car après tout elle ne ressent pas cette gêne quand elle est avec Kora qui pourtant est sa supérieure– ; mais plutôt parce qu’elle dégage quelque chose qui la dérange. Les autres sirènes l’ont prévenue, c’est du Yseult tout craché. À être aussi pétillante que tranchante ; aussi joviale que glaciale. Elle a l’humeur changeante. En dents de scie. Particulièrement quand elle est à ses côtés. C’est le constat qu’en a fait Louve. Qu’à chaque fois qu’elle entre dans sa ligne de mire c’est toute l’attitude d’Yseult qui change. Qui se raidit et qui s’éloigne. Pour le moment, Louve a mis ça sur le compte de sa paranoïa ; que c’est tout bêtement elle qui se fait des films. Parce qu’elle n’a aucune raison de faire un tel effet à Yseult, n’est-ce pas ?

Elle pourrait s’attendre à ce qu’elle prenne congé. À ce qu’elle reparte à quelques occupations en l’absence de Kora ce soir. Mais Yseult, au-delà de simplement rester là, préfère plutôt s’approcher. À l’image d’un fauve qui se rapproche de sa proie. Furtive. Silencieuse. Carnassière. Si Louve n’en laisse rien paraitre, elle retient néanmoins son souffle, se demandant ce que l’Hivernale peut bien lui vouloir. Elles n’ont, jusqu’à présent, jamais vraiment été seule à seule. Et ses pressentiments lui dictaient que c’était probablement pas plus mal comme ça. Elle s’assoit sur la commode devant elle, attrapant le pinceau –ou plutôt arrachant ?– qu’elle avait entre ses doigts. Trop d’encre, qu’elle constate. Elle veut lui montrer comment bien faire. Lui apprendre. Et Louve, d’abord surprise, laisse apparaitre un sourire un peu plus sincère. C’est qu’elle est naïve, la gamine. Qu’elle voit cette proximité, certes un peu bancale, comme un premier pas vers… De l’amitié ? Louve a toujours pris la différence d’attitude d’Yseult à son égard comme le gage du fait qu’elle n’avait pas sa place dans le cabaret. Que tant que tout ne serait pas parfait et qu’elle n’aurait pas fait ses preuves l’Hivernale ne s’intéresserait pas à elle. C’était ce que les sirènes s’étaient risquées à insinuer, pour expliquer ce qui se passait. Alors de voir Yseult qui vient s’asseoir à côté d’elle pour passer un peu de temps ensemble… C’est signe que Louve a gagné un peu de points et qu’elle est remontée dans son estime. Pas vrai ? Elle obéit à la consigne en fixant le miroir tandis qu’Yseult s’emploie à rattraper le tir en remodelant la ligne au-dessus de sa paupière.

Le trait est précis, soigné. Rien à voir avec les pâtés qu’elle enchaine depuis de longues minutes –pour ne pas dire heures– déjà. Yseult compare son travail avec de la peinture. Puis avec ses couteaux. Louve écoute, docile. Prend presque des notes. Elle acquiesce à la fin de sa tirade. Ne relève pas l’insinuation à double tranchant qui pourrait s’y être innocemment cachée. « Quand on t’observe faire ça parait si facile… » Elle attrape la plume que lui tend Yseult et prend une profonde inspiration. Sa tête s’avance légèrement, frôlant le corps d’Yseult. Elle pourrait presque en sentir la chaleur qui s’en dégage. Mais Louve se concentre sur son reflet, et sur son œil qui n’est pas encore maquillé. Ne pas hésiter. Ne pas trembler. Elle murmure, répète les conseils d’Yseult. À l’image d’une bonne élève qui tente de retenir sa leçon. Elle trempe sa plume dans l’encrier, s’emploie à bien l’essuyer pour ne pas trop en mettre, puis se lance. Elle ne perd pas de temps à réfléchir. À calculer. Elle y va directement. Franchement. Et le trait, en deux temps trois mouvements, est tracé. Pas aussi net et précis que celui d’Yseult –après tout ce serait trop beau– mais il y a quand même une belle progression. Louve s’observe, avant de finalement reporter son attention sur Yseult. Elle attend son avis, puis ajoute, « Merci. Tu es une bonne professeure. Et tu sais y faire en matière de maquillage. J’ai l’impression de faire des gribouillis en comparaison de ce que vous réussissez toutes à faire. Elle marque une pause, avant d’oser demander, Tu as l’habitude de peindre ? » Parce qu’elle a noté l’insinuation, quelques minutes plus tôt.  

Yseult avait l’habitude d’être la protégée, l’unique. Même avec cette ribambelle de filles perdues, comme elle, à la recherche d’une seconde chance, jamais encore elle n'avait eu l’impression de “pouvoir être remplacée”.

Quel est ce sentiment étrange ? Il n’a jamais été si fort avant. Même avec des amants réguliers que la cabaretière avait pu avoir, le feu de l'amertume ne lui avait jamais rongé les sangs.
Kora peut bien avoir qui elle veut, tant qu’Yseult reste sa préférée. Tant que toutes deux continuent à passer toujours autant de temps ensemble. A être proches. Et c’est si injuste de la part d’Yseult de vouloir que tout demeure pareil. Parce que Zelphar a pris beaucoup de place dans son quotidien aussi, sans que Kora ne s’en plaigne. Parce que c’est ce qu’une vraie amie est censée faire, ressentir : l’encourager et être contente pour elle. Alors pourquoi la rouquine refuse à sa brune le droit d’être heureuse ? Surtout après qu’elle ait appris pour le triste passé de sa diurne. Un mari perdu, une tragédie dont elle ne saura sans doute jamais vraiment se remettre. Jamais personne ne reprendra ce rôle, avait-elle affirmé.

Quelque chose avait changé depuis quelque temps. Et la hiémale s’écoeurait seule des pensées qui avaient commencé à l’assaillir. Des choix discutables qui s’exerçaient dans son esprit, des options qu’elle préférait à d’autres. Et Louve venait amplifier toute cette confusion dans le crâne d’Yseult. L’artiste était bouffée par la jalousie à chaque nouveau jour qu’elle les voyait passer ensemble. La jalousie oui. Elle avait enfin mis le doigt dessus en regardant les longs cils de l’automnale.
Les autres danseuses qui étaient devenues familières de son tempérament, l’avaient sans doute compris avant elle. La jade se pose sur la soie des cheveux de la brune, qui éveille malgré elle nombre de pensées intrusives, comme celle lui donnant envie de les couper aux ciseaux. Mais les menaces pensées en secret, et celles à peine voilée n'ont pas le moindre effet sur Louve, visiblement.

C’était là la part sombre de la nymphe. Trop de passion pour un être peut transformer tout ce qui est bon en soi. La hiémale en a conscience. Aussi, la voilà qui se force à faire un geste envers sa cadette, même si sa crispation transpire l’envie d’en faire tout autrement. Et le sourire qu’elle lui offre, Louve, fait serrer les dents de l’ailée. Elle est complètement passée à côté de sa menace voilée, peut-être sciemment. La rouquine observe sa rivale s’appliquer à exécuter ses consignes sur son deuxième œil. Elle est belle, la nouvelle. Et sa beauté la rend méfiante : est-ce que Louve pourrait vraiment prendre sa place ? Elle est dans les goûts de Kora après tout. Sans parler de ces évidents secrets qu’elles partagent toutes deux, tenant Yseult a distance.
Et si l’Efterår joue toujours de son image de fae guillerette et un peu simplette : elle est loin d’être stupide. Elle s’imagine aisément que la diurne ne la tient pas au parfum parce qu’elle sait qu’Yseult ne comprendrait pas. Petite rousse se complaît dans ce côté femme-enfant d’elle-même, mais cette infantilisation la met hors d’elle. Pire encore, ce n’est pas la première fois que ça arrive dans ce cabaret :  En somme, première arrivée, la hiémale a vu nombre d’âmes en peine rejoindre leurs rangs. Et si elle ne connaît pas les histoires de toutes, elle a toujours soupçonné Kora de la considérer comme une petite paria bien préservée de tout.

Et ça a toujours très bien été à Yseult, jusqu’à aujourd’hui. Etre mise à l’écart de certaines conversations a toujours été toléré, mais ce que Louve et sa maîtresse partagent, le regard que cette dernière pose sur l’automnale lui est devenu insupportable. Un mélange de fierté et d’envie de la protéger qu’elle lit de loin, dans les yeux de la jolie diurne, et qui la rend malade.

Ce n’est pas facile. C’est de l’entraînement, et tu en manque. Le ton n’est ni glacial, chaleureux, il est simplement statique, factuel. C’est tout ce qui vient en réponse à ses remerciements qui paraissent sincères. Mais il y a déjà du progrès, admet-elle en observant dans le miroir les deux traits noirs soulignant les yeux de biche de la petite brune. Son regard vagabonde sur les lignes de ses pommettes, là où Yseult a des joues plus rebondies. Elle se compare mentalement jusqu’à ce que que la question de Louve l’oblige à sortir de cette petite torpeur. Ben, je suis peintre. À la base. Avant d'être la danseuse de Kora, j’ai refait toute la fresque de l’entrée. Des dizaines de sirènes peu vêtues entraînées dans une ronde endiablée, sur un fond sombre, aux fleurs rouges et or. La matière s’écaille par endroits maintenant, et le tout commence à défraîchir. Il est sûrement temps d’en changer désormais, mais le dessin a toujours été là. J’y connaissais rien en maquillage non plus, mais tout s’apprend.
Et l'hybride pense à la lecture, que jamais elle n'aurait su maîtriser sans Kora. A cette moins que rien qu’elle était avant. Elle a l’air presque inexpressive, Yseult, en croisant le regard de la brune. Mais elle n’a pas perdu sa colère, elle s’est juste muée en autre chose. D’ailleurs j’ai remarqué que tu nouais mal les lacets de ton dernier costume. Tu veux que je te montre ?

De l’entrainement. Dont elle manque. La sentence, une fois de plus, claque dans l’air. La critique n’est pas voilée. Pas adoucie. Ou du moins, pas tout de suite. Louve sent son estomac qui se serre devant le constat d’Yseult. Devant le ton qu’elle emploie et la dureté de son attitude. Elle n’est pas arrivée dans le cabaret pour se faire des amies. Pour remplacer la famille qu’elle venait de perdre. Mais elle ne s’attendait pas à ce que les réactions soient si froides. Que l’une d’elle puisse être si distante. C’était probablement très présomptueux de sa part, de penser qu’elle serait tout de suite acceptée. Qu’elle serait accueillie à bras ouverts. Quand bien même elle est sur la réserve depuis le départ et qu’elle ne lâche que de vagues bribes sur son passé. Louve est distante. Pas méchante, ni cassante, mais secrète. Alors elle ne peut pas en vouloir à Yseult d’être sur la réserve. D’autant plus si, de base, elle a un tempérament qui s’en rapproche et qui la rend instable. Et irritable. Yseult instaure le froid, pour mieux souffler le chaud. Elle est tout, puis son contraire. Se permettant une critique, pour ensuite la féliciter. Louve ne sait décidément pas quoi penser. Ni comment l’appréhender. Elle a la constante impression de toujours devoir marcher sur des œufs avec elle, réfléchissant toujours durant un long moment avant d’oser prendre la parole. Elle l’intimide, l’Hivernale. Et cette dernière le lui rend bien.

Pour la première fois, Yseult se confie. Se permet de lâcher quelques éléments sur son passé. Elle est peintre. Et c’est elle, d’ailleurs, qui a érigé la fresque à l’entrée du cabaret. Louve ouvre grand ses yeux, la dévisageant avec un étonnement non feint. « C’est toi, cette fresque ?? Une question qui n’en est bien évidemment pas vraiment une. Elle est magnifique, Yseult, vraiment ! J’ai été subjuguée, dès mon entrée dans le cabaret. Elle fait un sacré effet. » Peut-être qu’elle en fait trop, Louve. Qu’elle en dit trop. Qu’elle encense un peu trop Yseult. Mais c’est la pure vérité, pourtant. Cette fresque, elle claque. Elle donne tout de suite le ton, une fois qu’on a posé les pieds à l’intérieur du cabaret. Elle est peut-être écaillée, preuve qu’elle est en place depuis longtemps, mais les couleurs restent vives. Et elle dégage toujours autant ce petit quelque chose. Ou en tout cas, pour un œil aussi peu avisé que celui de Louve, c’est l’effet que ça lui fait. « Pourquoi tu t’es tournée vers la danse, et pas vers la peinture ? » Peut-être va-t-elle trop loin. Peut-être est-elle trop intrusive dans ses questions. Mais Louve voit en la présence d’Yseult un signe de rédemption. Un premier pas qu’elle fait vers elle pour mieux la connaitre. Pour mieux l’apprivoiser. Alors Louve se doit de rentrer dans son jeu. De lui rendre la pareille. En s’intéressant à elle et en lui posant des questions sur qui elle est.

Tout s’apprend. Pour peu qu’on y mette ses tripes, et toute son âme. Louve a appris à survivre. À se battre. Pour mieux pouvoir vivre. Sa vie, jusqu’alors, n’a été qu’une lutte. Contre les injustices. Contre tous. C’est la première fois qu’elle intègre une telle institution. Un cabaret qui lui demande de faire autre chose que simplement tuer. Il faut qu’elle apprenne à danser. À se maquiller. À être cette beauté fatale que Kora a toujours vu en elle, et qui ne demande qu’à éclore. « Oh– Elle pince les lèvres face à la nouvelle remarque d’Yseult. Si ça ne te dérange pas… Elle pose une fois pour toute le pinceau, avant de se lever avec souplesse. Sa démarche féline qui rivalise avec celle de l’Hivernale, au moment où elle ajoute, « J’ai l’impression d’être une enfant en constant émerveillement et dont il reste encore tout à apprendre. Confession glissée sur le ton d’un murmure alors qu’elle ancre son regard dans celui, fuyant, d’Yseult. Je n’avais jamais dansé, avant. Ou pas, en tout cas, depuis ce qui peut se résumer à une éternité. Je dansais quand j'étais gamine lors de fêtes à mon village, avec mon frère et ma sœur. Mais ça n’avait bien évidemment rien à voir avec ce que vous, vous faites. Le charme qui se dégage de vos chorégraphies. L’assurance qui émane de vos corps… C’est merveilleux, et je vous ai tout de suite beaucoup enviées. Toi, peut-être plus que les autres. Je ne sais pas pourquoi. » Elle hausse les épaules en signe de conclusion, finissant ainsi ce petit moment de confidences.