je parle au nom des animaux, ce soir la ville est à nous (ft. Yseult)

FLASHBACK - An 836, Skogen.

Cela avait surpris la nymphe, de recevoir une lettre.
Parce que le geste était plutôt inhabituel, qu’à l’exception de quelques éconduits qui s’accrochaient, ou des poètes maudits devant lesquels elle avait un jour performé, personne ne lui écrivait jamais. Nombreux vifs argents échangés avec son aimé, oui. Et pour d’autres occasions, de petits messages transmis des pattes de ce grand corbeau blanc, comme on le faisait chez les Efterår depuis de longues générations. Tout cela, mais jamais de missive. D’abord, parce qu’elle n’avait plus de famille, certainement aussi parce que tous ceux qui l’avaient connus à une certaine époque avaient supposés qu’Yseult ne savait pas lire. A raison d’ailleurs, puisque ça avait été le cas avant qu’elle ne mette les pieds dans le cabaret de Kora. Non, il n’existait qu’une seule option concernant l’émetteur du message.

Elle avait décacheté le sceau, le cœur tambourinant en remarquant les armoiries hivernales. Puis, avait enfin sourit, la danseuse, en ouvrant le courrier devant la coiffeuse qui trônait dans sa chambre. Evidemment, avait murmuré la hiémale en lisant la signature avant tout le reste. Il avait toujours été le seul de cette époque-ci à ne pas la considérer comme les autres le faisaient, autrement dit la petite rouquine illettrée d’Isvann, fille d’artisan simplement bonne à regarder. Comme elle, l’éclopé traînait ses propres chaînes, paria d’une volonté qui avait toujours ébloui la plus jeune. Rien ne les prédestinait à se rencontrer, mais chacun avait trouvé dans l’autre un ami. Encore aujourd’hui, l’ailée ne saurait nommer d’appui plus précieux -en dehors de sa chère patronne évidemment.

D’une main, Yseult sirotait un petit verre d’hydromel, les yeux rivés sur les lignes manuscrites qui lui faisaient petit à petit perdre le sourire qui animait ses lèvres l’instant d’avant. A la fin, elle avait levé les yeux vers le miroir décoré, d’un air interdit. Ses yeux verts traduisant tout autant la surprise que la joie, ses traits n’en étaient pas moins parés d’une certaine inquiétude et d’incompréhension. Pourtant, c’est sans attendre qu’elle avait ramassé son attirail trop complexe de cosmétiques, saisi sa bourse en enfourné des vêtements dans son sac.
Zelphar ne rentrerait que dans une semaine, et le cabaret pourrait tourner sans elle alors, en quittant sa petite robe de soie verte, elle héla l’hybride diurne : Koraaaa ! Est-ce que Matthias est encore là ?!


C’était ce fameux Matthias, que la hiémale avait payé pour qu’il la fasse tamiser à Skogen, une heure plus tard. La sirène s’était avancée d’un pas décidé dans la neige, vêtue en native. Ses longs cheveux semblaient rougeoyer dans cette blancheur intense, mais elle ne les cacherait pas. Elle se tenait fière, en se dirigeant vers le domaine du Seigneur, mais tous ses muscles s’étaient contractés en traversant la petite ville. D’un instant à l’autre, elle s’attend à ce qu’on lui tombe dessus sur ordre d’Harald, mais rien ne vient. Alors, elle se permet une halte avant le pont. Ses joues où se déposent quelques flocons, Yseult respire cet air froid et sec qui lui a curieusement manqué. Les iris de jade se posent sur les montagnes alentours, la rivière dont les flots bruissent, et elles s’embrument. L’hybride est libre, du moins sur les terres de cet ami qu’elle s’empresse d’aller voir, en reprenant sa route avec hâte.

Personne ne lui barre la route alors qu’elle gravit les marches de la grande porte, puisque les serviteurs ont été prévenus de son arrivée. On lui ouvre même, et ça lui fait tout drôle à la danseuse, d’être considérée sur cette terre natale qui l’avait toujours répudiée. La dernière des Efterår entre dans la demeure avec des yeux grands ouverts, remercia le domestique qui la débarrassait de sa cape épaisse avant qu’une voix grave ne le congédie. Le cliquetis de la canne la fait se tourner vers lui. Grand gaillard qui semble pourtant porter le poids du monde à cet instant, malgré ce titre qu’on vient de lui adresser car terrifié, comme insinué dans la lettre. Le sourire de l’hybride s’élargit, sincère et rayonnant d’un joie indicible de le retrouver. Fenrys, fut le seul mot qu’elle prononça, le détaillant alors qu’il la salue avec retenue puis s’informe des conditions de son arrivée. Cadeau inestimable qu’il lui offre ici, sa liberté d’aller et venir dans cette ville, qui avait été un refuge pour retrouver son marin deux fois par an. A cette simple pensée, elle manque de nouveau de pleurer, consumée de gratitude.

Si son ami se comporte en véritable hivernal, l’hybride en revanche s’était plu à devenir l’inverse de ce qu’on attendait d’elle. Yseult est un être de passion, créature de contact et -paradoxalement- de chaleur. Sans tenir compte de la réserve d’Helvar, elle le prend dans ses bras, malgré leur criante différence de taille. Ses yeux se ferment en posant la tête contre son torse : Merci infiniment, soupire-t-elle avec un sourire dans la voix, qui ne la quitte pas en relevant la tête vers les yeux clairs de son cher infirme. J’suis tellement contente de te voir !
Puis elle s’écarte prudemment, ne souhaitant pas déséquilibrer le grand fae. Elle prend le temps d’observer autour d’elle en quittant l’entrée. Comprend presque la froideur de cette maison qu’il habite depuis peu : Alors dis-moi, qu’est-ce qu’elle a de si effrayant cette baraque ? Son franc parler la rattrapait, tandis qu’elle se défaisait de ses gants en le désignant du menton. Qu’est-ce qui fait si peur au plus courageux éclopé de l’Hiver, hm ? Les mots n’ont rien de dur. L’affection irradie de l’ondine, son sourire chaleureux dont elle ne peut se départir en enlevant la grosse fourrure blanche qui pend à son cou. C’est grand, mais ça manque un peu de couleur. Et toi aussi. T’es tout pâle très cher.

FLASHBACK - An 836, Skogen.

Sous l’étreinte qu’elle lui imposait, Yseult sent Fenrys tour à tour se tendre, puis se détendre. Son sourire s’élargit sous cet aveu qu’il fait, sa voix ayant manqué à l’artiste plus qu’elle ne l’avait soupçonné. Puis elle sourit, mesquine petite rouquine à l’esprit mal placé, toujours prête à embarrasser son compère. Ici, sans doute davantage pour faire s’atténuer cette mélancolie sur les traits de ce dernier.  Ouais, c’est ce que les hommes m’ont toujours dit. Elle ricane, hausse une épaule en feignant l'innocence et se laisse entraîner vers le salon. C’est ce qu’elle avait toujours apprécié en la compagnie du grand Loup. Il ne lui avait jamais rien imposé, n’avait jamais usé de cette position d’hommes sur elle pour lui dire quoi faire ou quoi penser. À ses côtés, l’hybride s’était toujours sentie en sécurité et libre, si ce n’est ce secret qu’elle avait malgré tout eu trop peur de lui révéler. Elle était forte de ses sécurisants mensonges parfois, désirait que rien ne change entre eux. Et ce, malgré cette amitié qui rien n’avait jamais ébranlé, même cette erreur d’un soir qui avait mortifié le timide héritier.

La hiémale l’observe s’asseoir, reposer enfin cette jambe traîtresse sur laquelle son il n’a jamais pu compter. Le visage d’Yseult s’assombrit une seconde. Son geste se suspend alors qu’elle se sert une liqueur de pomme, prise comme indiqué dans le petit caisson-bar, en profitait pour lui servir aussi ce qu’il voudrait.
Elle rit finalement, mais amère. Parce qu’elle aussi avait déjà eu de telles pensées. Recommencer à zéro pour être une autre, elle avait crû à tort pendant longtemps qu’elle n’y arriverait qu’en mourant. J'maîtrise pas plus le feu que toi, et j’ai pas envie d’essayer, statuait simplement l’hybride avec un sourire moqueur.
Mais toute trace d’amusement disparaît quand le géant explique sans joie pourquoi cette demeure qu’il préfèrerait voir détruite, semble si vide. La rouquine arrange sa masse de boucles cuivrées avant de déposer les verres devant eux, n’y touchant pas pour le moment.
Je suis désolée de tout ça. commence-t-elle. J’ai jamais connu de grandes tablées familiales, mais je me doute que ça a compté pour toi. Du moins assez pour qu’il le notifie. Puis elle s’assied dans le second siège, plus simple mais tout aussi près du feu qui danse dans l’âtre. Elle s’y réchauffe à son tour, en jetant un œil au membre défaillant du Helvar. L’atmosphère est assez humide pour qu’elle puisse la rendre moins froide, sans en piper mot. Elle a toujours considéré la faiblesse de son ami sans jamais le lui montrer, connaissant assez les hommes pour savoir à quel point il n’est jamais bon de froisser leur fierté.
La danseuse prend le temps de la réflexion, quelques courtes minutes pour tâcher de l’aider, comme lui l’avait fait pour elle, bien que c’était une dette de laquelle elle ne pourrait jamais totalement s’acquitter. Cette invitation présageait pourtant de l’envie de Fenrys de chercher une forme de soutien, et ça la Sirène l’avait compris. Parce qu’à force, elle connaissait le discret militaire. Pourtant, elle tâche de ne pas le plaindre, de se montrer plus utile qu’en pleurant sur le lait renversé :

Je suis peut-être personne pour dire ça Fen’, mais tu crois pas que c’est justement l’occasion d’apporter du changement ? Elle désigne les murs, hausse les épaules avant de s’installer plus confortablement : Redécores tout, que sais-je. Organises des festivités, que Skogen puisse voir qui est le nouveau patron ici, et que t’es meilleur que ceux d’avant. Même si elle sait pertinemment qu’il n’aime pas ça. Des mondanités au cours desquelles elle est prête à le soutenir s'il décide de suivre ces idées qu’Yseult expose. Elle relève ses prunelles vertes pour les plonger dans les siennes avec une forme d’assurance qui camoufle habilement cette inquiétude : T’as pas à être un seigneur que t’as pas envie d’être, tu vois ?

Dans chacun de ces efforts, la hiémale sait déjà qu’elle sera prête à l’épauler si il en ressent le besoin. Si il faut, elle se sent de rester jusqu’à ce qu’il craigne plus rien de cette maison vide. Parce que comme elle, Fenrys a trop enduré pour ne pas profiter de cette occasion de vie meilleure. Cette place, il l’a mérité, malgré le concours de circonstances dans lesquelles il l’a obtenue. Elle se saisit de son verre, le tend dans sa direction avec une mine décidée, mais le ton bas et sincère : Si cette vie ne te convient pas après avoir essayé tout cela, alors je t’aiderais à t’enfuir. Je le jure.

FLASHBACK - An 836, Skogen.

La famille est une notion qu’elle enviait avant. Mais le temps l’a fait changer d’avis sur la question. Yseult sait dorénavant qu’elle peut aussi être amenée à se réjouir de cette forme d’indépendance que lui accorde ces liens du sang éteints. Son père lui manque terriblement, mais l’hybride ne saurait combler cette tristesse en retrouvant les siens (s’il en restait) : la branche paternelle côtoyée ayant une bien piètre opinion d’elle aujourd’hui, et la branche maternelle qu’elle est effrayée de connaître. Assumer sa part illyrienne était à mille lieux de ce qu’on lui avait inculqué, et de toute façon, elle avait certainement trop de fierté pour la chercher, après avoir été abandonnée. Aussi avait-elle pleinement accepté ce sort, préférant croire que la véritable famille se choisit. Et Fenrys en était l’un des membres, en son cœur.

Justement, je crois qu’être appelé à régner, c’est ça qu’est une chance. Je vois bien que t’as peur mais c’est ce qui peut arriver de mieux : pour toi et pour ton peuple. Et si pour l’heure elle le laisse poursuivre, la petite ailée n’en pense pas moins. Elle ose d’ailleurs croire qu’elle sait exactement de quoi elle parle, en tant que sujet, en tant que pauvre, une vie passée à l’Hiver. Son point de vue de l'autre côté de la barrière pourrait s'avérer utile. Mais la danseuse ploie, et s’accorde pour remettre à un peu plus tard ces discussions politiques.

Si Yseult peut se montrer extravertie et babillarde, elle a cependant toujours été respectueuse de la pudeur de son ami. Elle-même se confie rarement, essuyant toujours d’un sourire ou d’un trait d’humour, les tourments qui pouvaient l’habiter. Il était rare qu’autrui devine ses peines, en bonne hiémale qu’elle fut et demeure aujourd’hui. Le sang glacial de son paternel coule dans ses veines malgré tout. Le choc léger de leur boisson pour la ramener dans la réalité, et l’artiste laisse la commissure de ses lèvres s’étirer, en miroir avec Fenrys. Il la connaissait vraiment bien. Avec théâtralité, elle fait mine de s’en insurger : J’ai jamais voulu faire dans la dentelle, mais faut bien que ça brille un petit peu : si c’est moi qui dois tout orchestrer. Et elle avait posé sa main aux longs ongles soignés sur sa poitrine, avec une sorte de prétention. Chuis une artiste après tout. La liqueur qu’elle sirote en haussant les épaules est savoureuse. Elle plaisante avec lui, mais il sait très bien qu’elle respectera la moindre de ses conditions, si l’issue de cette allergie au statut de seigneur ronge les sang de son ami jusqu’au point de non-retour. Trait d’humour qu’elle lui avait concédé en voyant l’ombre passer dans les yeux clairs du fae. De minutes en minutes, elle s’inquiète davantage, la nymphe. Même s’il esquive, même s’il feint et se détourne d’elle pour se mettre en mouvement.
La rouquine déteste voir son ami avec cette mine grise. L’hivernal n’avait jamais été le plus jovial, incarnant parfaitement les valeurs propres à leur Cour commune. Malgré tout ce qu’ils avaient pu traverser ensemble, jamais Yseult ne l’avait connu avec un air si soucieux. Et ceci, la conforte dans l’idée qu’elle s’était faite de prime abord, en lisant cette lettre aux accents d’inquiétude qui l’avaient tout de suite alarmée. Son incapacité à vraiment soutenir son regard la préoccupe et assied ses derniers soupçons, les installe complètement alors qu’il change de sujet.

Oh elle l’est, concède l’hybride en jouant le jeu. Elle savait que son rôle ici était aussi de lui changer les idées. Ses pensées vont à tout ce que la vie à Elysium lui a apporté, même si cette existence l’a effectivement éloignée de son ami : Mais retrouver le froid est toujours aussi… vivifiant, déclare-t-elle comme à double-sens. Le lira-t-il seulement, tandis qu’elle hausse un sourcil en retour en captant son regard. J’aime ma vie là-bas, j’y ai trouvé tout ce qui me manquait, admet-elle avec un hochement de tête. “Même si j’ai pas été là quand papa est mort.” n’osera-t-elle formuler. Le regret pourtant lui mangeait le coeur depuis lors, les années n’y changeant rien. Un jour je te monterai tout ça, je te présenterai Kora, vous vous entendriez bien. Elle mentait, même si l’espoir qu’ils s’apprécient suffisait peut-être à réaliser ce souhait. Et… Je peux voir ma moitié plus souvent maintenant, on est plus obligés de venir se réfugier ici. Un rire cristallin lui échappe, malgré la tristesse qu’avaient été ces années où les amants n’avaient eut que deux occasions par an de passer du temps ensemble : à Skogen. Le marin qu’elle avait déjà évoqué à Fenrys, elle avait pourtant moins parlé de ce dernier à l’estival, pour des raisons qui lui échappaient. Sur lesquels elle refuse de mettre des mots.

Et toi ? Les femmes ? introduit soudainement Yseult. Après ce mariage fraternel qui lui a coûté, la rouquine n’a aucune idée de la façon dont le blond a géré ce chagrin. Il a bien peu de choses qu'elle sait en vérité. C’était d’ailleurs sans doute un peu déplacé, alors qu’eux-mêmes avaient partagé un lit. Rien qu’une fois. Confirmant malgré tout dès lors, leur solide amitié.

FLASHBACK - An 836, Skogen.

Elle a un regard complice à son attention, la nymphe. Bien sûr que pouvoir ne plus être importunée lui a changé la vie, mais elle nie avec adresse ce service rendu. Il a déjà toute sa gratitude : pas besoin d’en rajouter pour l’heure, Yseult saura le lui démontrer.
Tu sais, malgré tout ce que l’Hiver m’a fait, je l’aime toujours. Il y a de la nostalgie dans sa voix, son regard se perd un instant par une des fenêtres au dehors, puis revient à son ami. Mais la vie qu’on m’a offert là-bas, ça m’donne envie de revenir que pour les vacances, tu vois ? Elle se corrige après avoir englouti la fin de son verre. Bien sûr que si t’as besoin de moi trois mois durant, je serais là, mais je pourrais plus m’y réinstaller. Harald ou pas, y pas de place pour une fille comme moi dans cette Cour. Et son sourire est résigné, loin d’être triste. Elle a accepté, l’hybride, que toute sa personne était loin de correspondre à ce qu’on attendait du parfait sujet hivernal. Ce sont ces terres qui veulent ça.

Ça lui ferait plaisir qu’il vienne, Fenrys. Qu’il découvre son art, le cabaret, sa meilleure amie, son aimé. Si l’hybride sait que les peintures et les fresques lui plairont potentiellement, en  ce qui concerne la salle de spectacle sulfureuse ce sera peut-être une autre histoire. Mais elle s’en amuse d’avance, de voir ce grand timide entouré de jolies danseuses toutes pailletées. Parce qu’il ferait certainement fureur auprès de ses comparses. Le fae aurait rougit, on lui aurait servi un alcool pour qu’il profite des festivités, Yseult à son côté comme guide de tout ce qu’il y a à savoir. Puis Elysium, ville lumière qu’elle se serait empressée de lui montrer. Ils l’auraient parcouru en fiacre pour qu’il ne souffre pas trop, auraient acheté de la nourriture à emporter dans une des nombreuses petites échoppes de quartier. L’ailée aurait pu terminer cette journée avec un repas, une tablée comme il disait n’en avoir plus vécu depuis longtemps. Rien que Kora, Zelphar, Fenrys et elle. Oh oui, elle rêve à une journée sans problème, petite insouciante vivant au jour le jour depuis qu’elle a arrêté de travailler pour son paternel.

Mais l’hivernal coupe court à ses rêveries, rien qu’avec le ton de sa voix, la forme de son sourire. Reporter à plus tard ne veut souvent dire jamais. Et comme elle aimerait lui avouer que ses jours sont bien plus comptés que les siens ! Part illyrienne racourcissant son existence alors même qu’elle triche, maquille son âge à l’aide de la Fontaine de Jouvence, comme un anniversaire vicennal qu’elle se doit d’honorer, au risque que l’on découvre son secret. Ainsi, elle espère que son ami éclopé ne retardera pas trop l’échéance. Je comprends pas, tu devrais pouvoir être capable de faire ce qui te fait envie, se rembrunit la rouquine en se renfonçant dans son siège. Bien évidemment qu’il a de nouvelles obligations, mais ces contraintes qu’il s’est toujours imposé ne datent pas d’hier.

Puis finalement, Yseult en remet une couche, brise une énième fine couche de glace à coup de franchise désarmante. Pose des questions comme le ferait une sœur, une mère. La pause que marque alors le claudiquant lui fait brièvement froncer les sourcils. Elle l’observe en silence souffler son mal, créature blessée vers laquelle elle a appris à ne plus accourir, Yseult. Elle respecte énormément  Fenrys et cette douleur portée, ces sacrifices et son acharnement à faire aussi bien ou mieux qu’autrui. Jamais, elle ne l’a défini par son handicap, et comprend aisément la fierté masculine de celui qu’elle ne diminuera pas en proposant perpétuellement son aide. Quand elle la lui offre, c’est toujours naturellement, et quand ça s’y prête. Elle ne se permettrait pas de le froisser en le traitant comme un infirme, et non comme le redoutable militaire qu’il est.

Pourtant, là, elle sent qu’elle l’a piqué comme avec une fourchette invisible. Touché. L’hivernale n’a jamais véritablement été au fait de ce qui s’était passé avec Revka, dont elle a entendu bien sûr parler. Le pourquoi du comment reste un mystère, puis qu’il demeure secret malgré tout, Fenrys. L’hybride qu’elle est lui en a dissimulé tout autant, mais en ce qui concerne le cœur, elle a toujours été franche. D’ailleurs il y a fort à parier que le noble aurait préféré ne pas savoir comment la Sirène avait conquis son âme sœur sur les flots. Mais là n’était pas la question. Si elle lui parle de femmes, c’est pour qu’il se livre en retour. Yseult est venue parce qu’elle s’inquiétait de son mental, mais aussi de son palpitant. Qu’il prétende n’avoir pas compris la fait soupirer :

Tu sais très bien ce que je voulais dire, Fenrys Elvar ! Elle le pointe du doigt maintenant, un pli contrarié entre les sourcils. Évidemment que je resterai aussi longtemps qu'il faudra, mais quand je repartirai, je refuse de savoir que t'es enfermé tout seul ici ! “Racontes moi” voudrait-elle demander. La lettre ne mentionnait que la peur, le poids des responsabilités de nobliaux, mais pas cette peine qu’elle lit jusque sur le dessin de son dos. Il a tendance à oublier, le loup, c'est qu’elle le connaît presque par cœur. Assez pour qu’il n’ait pas à lui préciser qu’un mariage arrangé comme il l’a dépeint, est loin d’être fait pour lui.

Écoutes, te terrer, ça te ressemble pas du tout. Y a un truc qui cloche, et tu as intérêt à me dire ce qui se passe. Sur ces mots, la nymphe se lève pour se resservir. S’en boit un avant d’abandonner son verre et se diriger face à celui qui lui tournait le dos, pour pouvoir voir ces traits qu’il lui cache. Cette belle figure entâchée par cette expression indéchiffrable qui l’avait un jour lointain, poussé à déraper. Avec la douceur qui lui est caractéristique en ces circonstances, l’ailée prend le bras de son ami et le guide jusqu’au feu. Elle s’assied devant les flammes sans l’obliger à l’imiter, au cas où ça le ferait trop souffrir. Qu’il reste debout ou qu’il s’installe, ce qu’il lui plaira tant qu’il ne fuie plus et se décide à éclairer la danseuse sur ce qui se trame. Qu’il se livre, Helvar, puisqu’il ne doit pas y avoir de nombreuses autres personnes vers qui il pourrait se décharger, ni d’oreilles aussi attentives que celles de son amie.

FLASHBACK - An 836, Skogen.

C’est parce que tu en as besoin maintenant, que l’envie devrait passer en premier, réplique-t-elle d’un ton tout aussi glacé. Yseult sait très bien qu’il l’a toujours considéré insouciante à sa façon, et si l’hybride est en effet bien loin d’être la plus responsable, elle sait ici qu’elle a raison. Prévenir plutôt que guérir, cet ancien soldat dépossédé de tous ses repères, triste et amer. La rouquine n’a jamais pu lui révéler sa nature controversée, alors sa fuite de l’Hiver et sa carrière ont l’air de bien frivoles et futiles aspirations. Et elle s’en est voulu, d’abandonner son père et l’Hiver pour se réfugier à Elysium, mais la vérité c’est qu’elle n’avait plus le choix. Pour fuir Harald, mais aussi pour espérer vivre plutôt que survivre.

Elle s’adoucit à peine, alors que vient l’heure des questions. La Sirène s’acharne à extirper les maux de son vieil ami de sa carcasse, et tant pis si elle est dure et moins douce en le confrontant, en le poussant dans ses retranchements. L’ailée veut comprendre le mal qu’il lui a été fait, exprime ses craintes de le voir peu à peu se refermer sur lui-même et se cacher du reste du monde.

Fenrys réplique. Les mots de l’hivernal sont tranchants. Taillés dans la détresse. Mais c’est un début, qu’Yseult encaisse avec un petit froncement de sourcils. Il commence à s’agacer, à fulminer. Mais qu’il fasse, qu’elle pense. Qu’il fasse, et qu’ainsi il exprime quelque chose de vrai et de vivant. Le peuple de l’Hiver sait trop se réfugier derrière la lassitude et la froideur. Et si le seigneur de Skogen se ferme à elle, elle ne pourra pas l’aider. Elle le pousse donc dans ses retranchements, croise les bras même, en le laissant poursuivre. Et ce, malgré son envie de lui répliquer que c’est bien parce qu’il n’est pas seul, qu’elle a fait le chemin jusqu’ici.

Elle le regarde serrer sa canne, se tendre, se contracter de toutes parts, puis tâche de l’apaiser finalement. Elle l’approche du feu, symbole même de la vie, de cette colère triste qui l’anime. Elle aimerait le voir s’y réchauffer, désormais que l’hybride ne pourra plus le faire elle-même.

Ses déclarations font s’ouvrir les lèvres de la nymphe, humidifient ses yeux. Elle n’est qu’une poupée qui encaisse la révélation quand il l’attire à lui, cachant les sanglots qui l'animent. Ses pleurs agitent la cage thoracique pressée contre la sienne. Yseult a encore les yeux ronds, abaisse les paupières en enserrant cette grande masse comme elle peut. Elle a des questions et des supplications à lui faire entendre, mais la babillarde se tait. Et elle laisse son ami pleurer, trembler. Elle craint qu’il ne s'effondre, mais ne saurait briser cet instant pour l’asseoir dans le fauteuil. Elle laisse son chagrin s’évacuer comme sans doute jamais auparavant.

Yseult est à la fois désolée, et meurtrie. Sans doute un peu honorée aussi, d’être celle à qui le noble dévoile toute l’étendue de sa faiblesse. Handicap ou pas, il s’est toujours montré droit et fier, incassable, mais n’est ce soir plus que l’ombre de lui-même. L’encre sur le papier de l’enveloppe scellé a su alerter la danseuse, et elle se félicite d’avoir si rapidement débarqué. Les obligations de l’anobli sont, en vérité, le cadet de ses tourments. Il porte tant d’autres fardeaux dont son amie n’avait pas connaissance.
La rouquine calle son oreille contre son cœur brisé, et les larmes s’écoulent en silence sur ses propres joues. Fen... murmure-t-elle doucement. Avec la douceur caractéristique de ses gestes, la hiémale glisse sa main le long de son dos, remonte doucement effleurer la nuque tendue d’Helvar. Shssst… tente-t-elle, à défaut de pouvoir dire autre chose : la voix également enrouée. Trop empathique à cette douleur pour ne pas avoir le cœur gros. Elle est minuscule en comparaison avec la silhouette penchée contre son étreinte, mais elle le soutient.

Regardes-moi, tente-t-elle malgré la réticence qui menace de poindre en retour. Puis, elle écarte simplement la tête pour le voir. Sans se défaire de ses bras. Juste pour voir ses yeux. Du bord de sa manche, l’hybride essuie les joues trempées de son précieux hivernal. Ne les laisse pas te détruire. Yseult aussi, pleure, mais sans même être agitée de soubresauts. Les larmes coulent simplement, fines et nettes. Ses sourcils se meuvent en une expression peinée : Et ne t’auto-détruit pas. Je ne te le permets pas, tu es plus fort que ça. La rousse met de l’ordre dans ses cheveux, tendre mais le ton plus autoritaire que cassé. Mais ça résonne en elle, toute cette souffrance, et certaines de ses causes. Les fantômes ne devraient pas nous faire du mal, et ce qui compte c’est maintenant. Mais il y a toujours la question qui lui brûle les lèvres, sur cet enfant dont elle n’avait pas connaissance.