(Sacha) You shall not pass

Voilà plusieurs mois qu’elle avait quitté officiellement Elysium. Même si Askel n’était pas devenu Suprême de l’Hiver — à sa plus grande joie —, Revka savait qu’il avait besoin d’elle à Fornheim. Elle s’était vidé le cœur lors de sa conversation avec Fenrys le soir du Bal des Astres. Lorsqu’elle était finalement sortie du salon où ils avaient été prisonniers durant de longues minutes, la Stenström s’était sentie étrangement plus légère. Dans les jours suivants, l’idée de revoir la Cour de l’Hiver, Fornheim ou même Skogen ne lui avait plus semblé aussi sinistre. Elle avait affronté ce qui l’effrayait le plus : ces vérités qu’elle n’osait pas avouer tout haut et qui l’avaient entraînée vers le fond du baril durant presque un an. Au cours du mois d’octobre, elle s’était assuré que leur manoir familial du Bois des quatre saisons serait bien géré en son absence, elle avait emballé ses affaires, puis elle était rentrée chez elle.

Depuis son retour, Revka occupait donc ses journées en gérant la forteresse familiale, puis se réfugiait dans sa tour lorsque la nuit tombait. Askel s’occupait des soldats, d’Arnvid, du commerce fluvial et des affaires politiques. Elle avait pris la relève en ce qui concernait la gestion des domestiques et l’entretien du palais. Elle s’était glissée dans le rôle que prendrait un jour l’épouse d’Askel, lui redonnant des heures qu’il pouvait dédier à des affaires plus importantes. La blonde espérait que sa présence aiderait son frère à mieux tempérer leur oncle et lui amènerait une certaine paix d’esprit.

Leurs jeunes sœurs semblaient quant à elles avoir un avis mitigé quant à son retour soudain. Depuis la mort d’Hallad et Asleif, Askel avait manqué de temps — et peut-être d’intérêt — pour les surveiller. Revka était déterminée à s’assurer que les gamines en apprennent davantage sur le monde qui les entourait. Leur vie ne se résumerait pas à des leçons d’étiquette, de calligraphie, de beaux-arts et de broderie. Si elle parvenait à ses fins, Sigrid et Aslaug seraient éduquées sur la politique, les coutumes des autres cours, les finances et le commerce. Cette nouvelle ne semblait pas enchanter les adolescentes, mais Revka était déterminée à briser la roue.

Les mois s’étaient écoulés dans la tranquillité à Fornheim. La blonde jeune femme avait l’impression de retrouver un semblant de normalité et de stabilité. Ses journées étaient occupées, ne la laissant pas s’abîmer dans des rêveries ou à broyer du noir.

Ce jour-là, Revka avait accompagné son frère à Hvitsten à l’occasion de la chasse donnée pour honorer leur nouvelle Suprême. Si elle était une excellente cavalière, la jeune femme ne maniait pas l’arc avec suffisamment d’adresse pour qu’Askel accepte qu’elle suive la troupe dans les bois. Même si Sacha la talonnait, le jeune Seigneur refusait de la voir blessée. Le lumikoïre était dangereux. Cette chasse n’avait rien à voir avec ce qu’elle avait vécu à l’époque où elle fréquentait les printaniers ou les automnaux. Ainsi, elle était restée à Hvitsten pour tenir compagnie aux autres demoiselles de la noblesse qui se prélassaient dans le Palais de Givre. Elle sirotait du vin en jouant aux cartes avec l’une des Madsen quand l’un des soldats qui accompagnait la partie de chasse fit irruption dans le palais pour échanger quelques mots avec Sanna.

La rumeur parvint rapidement à Revka. Un des participants à la chasse avait été blessé, mais l’affaire allait bon train. Le cœur de la Stenström fit néanmoins un bond dans sa poitrine. Elle avait aperçu Fenrys parmi les cavaliers lorsque la chasse avait été lancée. La possibilité que lui ou Askel aient été blessés fit palpiter son cœur entre ses côtes. Elle s’excusa poliment à sa partenaire, indiquant qu’elle avait besoin de se rafraîchir un peu et se glissa hors de la salle, déterminée à se rendre à l’endroit où le lancement de la chasse avait été annoncé pour savoir de quoi il retournait, lorsqu’elle entendit des pas résonner derrière les siens.

Le son était familier désormais. Elle n’avait plus besoin de jeter un regard par-dessus son épaule pour savoir que Sacha avait emboîté le pas, telle une ombre qui la suivait dans son sillage. Elle l’avait abandonnée dans les couloirs du Palais alors qu’elle allait et venait entre les demoiselles, mais elle savait que l’illyrienne aux ailes flamboyantes n’était jamais bien loin. « Quelqu’un a été blessé durant la chasse, annonça-t-elle, avançant à grandes foulées dans les couloirs déserts. Il faut que j’y aille… Je ne peux pas rester assise ici les bras croisés sans savoir s’ils vont bien… »

C’était fou, depuis que Revka était rentrée dans ma vie j’en voyais et en vivais des choses. Elle semblait être sortie de sa torpeur et voulait visiblement vivre. C’était très bien comme ça. Elle avait quitté Ellysium pour retourner à Fornheim et moi dans ses bagages. J’avais retrouvé le froid de l’Hiver avec un certain plaisir. Je devais aimer souffrir malgré tout pour y retourner. Moi je n’étais pas insensible au froid après tout. Mais je vivais à ses côtés, veillant sur elle et ses petites sœurs visiblement. La position de la femme n’avait pas beaucoup changé dans l’Hiver, mais Revka avait l’air de vouloir faire changer les choses. Même sis ses cadettes ne semblaient pas d’accords avec l’idée de changer, mais cela prenait beaucoup de temps. Pour ma part, je restais toujours dans l’ombre de Dame Revka, discrète invisible, tel était mon rôle après tout. Je devais tenir mon rôle alors que je continuais de m’entraîner sur moi-même pour réussir à ne briser qu’un doigt. Putain, Général de l’aube, t’auras ma peau un de ces jours. Mais les mois s’étaient écoulé, paisiblement, je réussis de mieux en mieux à dompter mon pouvoir.

Tous les matins, à l’aube, après m’être assurée que dame Revka était en sécurité, je partais voler une heure dans les montagnes pour admirer le paysage. Parfois, lorsque Dame Revka me le demandait, je la prenais dans mes bras pour l’emporter dans les airs, lui faire voir d’en haut le paysage de son enfance. Grâce à elle, je musclai de plus en plus mon dos. Bientôt, cela serait de véritable câble de muscles que j’aurais dans mon dos. J’allais finir par avoir un dos à faire bander les femmes. Qu’est-ce que je racontais encore !

Mais puisque Sanna avait décidé d’organiser une chasse suite à sa nomination, on se rendit avec Aksel et dame Revka à Hvitsten. J’étais contente de pouvoir admirer la capitale, même si je restais derrière dame Revka. Une chasse. Lumiko. Je crois que j’aurais pu m’amuser à la chasse ! Mais dame Revka avait besoin que je veille sur elle, même si cela voulait dire rester des heures entières, debout derrière elle alors que j’étais sûre que prendre l’air cela lui ferait le plus grand bien ! Mais soit ! Je restais invisible, autant que possible… Jusqu’à ce que d’un coup un soldat entre dans la pièce. Je restais silencieuse. Un blessé. Putain…

Mais ! Voulait-elle bien rester en place ! Sachant que Fenrys était là. Oh bordel ! J’allais devoir m’assurer qu’il ne s’approche pas d’elle et inversement ! J’étais censée faire comment si elle lui courait après ?! Hein ! J’allais lui briser une deuxième jambe comme ça il restera couché dans un coin ! Et on sera tranquille, enfermé dans sa tour d’ivoire. Il serait bien là-bas, ouais. Je suivis Revka qui se tourna vers moi, je hochais la tête.

« Ils ont des guérisseurs, dame Revka, tout ira bien. Mais je vous suis. »

En espérant que ce n’était pas trop grave… Je viens me porter à sa hauteur avec douceur avant de lui souffler avec un petit sourire :

« Dame Revka, la prochaine fois, je vous propose que vous alliez directement à la chasse. »

Mais je n’étais pas sûre que c’était cela qu’elle voulait entendre.

« Je suis sûre que ce n’est rien de grave. Les soldats et les rumeurs… vous savez ce que c’est ! »

Fis-je en essayant de la rassurer autant que possible. Il n’était vraiment pas la peine de se presser ou de s’inquiéter… Enfin, s’il y avait eu un mort ou un blessé grave ils seraient revenus ! Sans aucun doute. Ou il serait rapatrié en tout cas. Je continuai d’avancer tranquillement à ses côtés jusqu’à ce qu’une boule de neige, pierre à l’intérieur. Me frappa l’arrière de la tête. Je me mordis les lèvres alors que j’entendais une voix que je connaissais bien retentir derrière moi.

« Hey ! Perroquet ! Il me semblait bien t’avoir reconnu. »

Reth. Putain. Je passai juste une main dans mon cou pour en ôter la neige avec négligence.

« Continuons Dame Revka. »

Hors de question de lui donner une opportunité de me parler même s’il s’avançait. Et il n’était pas seul. Je le savais.

Le ton de Sacha était teinté de nonchalance et d’un brin d’humour. Si la situation avait été différente, peut-être que Revka aurait pris mouche d’entendre l’illyrienne s’adresser à elle ainsi. Mais pas ce jour-là. Alors qu’elle traversait les couloirs du palais, chacun de ses pas résonnant sur les murs de pierre au même rythme que son coeur qui palpitait entre ses côtes, le sang fouettait si fort dans ses tempes que les voix autour d’elle semblaient lointaines. Même si sa garde du corps avait essayé de la convaincre avec plus de volonté, elle ne serait sans doute parvenue à rien. L’hivernale était déterminée à se rendre au campement. Peu importe qu’elle n’ait pas enfilé les bonnes chaussures pour se promener dans la neige qui lui remonterait sans doute au-dessus de chevilles lorsqu’elle mettrait les pieds dans les bois. Peu importe qu’elle risque de ruiner sa robe dans la foulée. Elle devait savoir qui avait été blessé. Elle devait prêter main forte aux guérisseurs si elle le pouvoir.

Trop souvent, on lui demandait de rester derrière, d’attendre patiemment pendant que les autres réglaient les problèmes. Or, elle en avait assez de devoir agir comme une décoration qui prend la poussière. Ses pas la portaient avec tant de vivacité qu’on aurait pu jurer que c’était elle qui avait des ailes dans le dos. Le vent lui fouetta le visage alors qu’elle émergeait dans la cour. Un palefrenier tenta bien de la stopper dans sa lancée pour lui demander si elle avait besoin d’un attelage, mais elle l’ignora. Personne ne se mettrait en travers de son chemin.

Ses pensées défilaient à toute allure, brisées de temps en temps par les remarques de Sacha qui l’avait rattrapée. L’idée que Fenrys ait pu être gravement blessé alors qu’il souffrait déjà quotidiennement la glaçait. L’idée qu’Askel ait pu être blessé lui donnait aussi froid dans le dos. Si elle avait pu rouler son frère dans la ouate pour s’assurer qu’il vive éternellement, elle le ferait sans hésiter. En partie parce qu’elle l’aimait avec tendresse, mais aussi parce qu’elle ne voulait pas des responsabilités qui étaient les siennes. Pas maintenant, en tout cas. J’aurais dû les accompagner, songea-t-elle après avoir passé les grandes portes menant à la cour du Palais de Givre. Je n’aurais pas dû laisser Askel me convaincre de rester derrière. J’aurais dû être là. Elle scrutait les maisons de pierre soigneusement alignées en bordure des rues, à la recherche du chemin qui la mènerait vers l’orée de la forêt. Je suis une excellente cavalière. Ma présence n’aurait dérangé personne !

Elles approchaient du but lorsque la voix d’un homme la tira de ses réflexions. Une boule de neige avait sifflé dans leur direction, frappant la nuque de Sacha avec un bruit étouffé. Revka jeta un œil par-dessus son épaule pour voir le visage hilare d’un inconnu. Elle était déjà en colère contre l’univers qui l’avait empêchée de se retrouver où elle aurait voulu être, et la présence de cet homme suffit pour l’encolérer davantage. Elle sentit la neige fondre sous ses pieds, l’eau lui mouillant légèrement les orteils à travers le tissus de ses chaussons. Sacha l’enjoint à poursuivre sa route, et Revka releva un sourcil imperceptiblement, scrutant le teint du visage de l’illyrienne pour y déceler une rougeur.

« Il y a des moments où j’envie les pouvoirs d’Askel, déclara-t-elle à voix basse sans cesser de marcher. Si j’étais aussi puissante que lui, je ne laisserais personne me manquer de respect. »

Quelque chose lui disait qu’il n’avait pas dit son dernier mot, même si elle n’osait pas regarder derrière pour le constater d’elle-même.

« Qui est cet homme ? » La question avait franchi ses lèvres sans qu’elle n’y réfléchisse. Elle savait que Sacha avait connu bien des difficultés au cours de sa vie. Elle lui avait raconté certaines choses concernant son clan qui lui avait brisé le cœur, lui avaient amené le cœur au bord des lèvres…

On voyait bien que dame Revka était têtue comme une mule. Elle n’avait même pas tenté de changer ses chaussures et sa robe… Hé bien sa robe… j’espérais que ses serviteurs arriveraient à la récupérer s’il y avait des taches. Et heureusement qu’elle n’avait jamais froid, j’étais jalouse de ce détail !, parce que sinon, j’étais bonne pour lui donner ma lourde veste que j’avais toujours à portée de main. Parce que moi, le froid… je le subissais ! Mais ce n’était pas le moment de penser à cela. Je suivais ma maîtresse, elle allait vite avec ses petites jambes ! Dans les couloirs sans trop de mal. Je fis signe au palefrenier de s’écarter. C’était proprement hors de question de tenter de l’arrêter. Elle avançait et il faudrait vraiment que je l’incite à utiliser cette pensée pour quand elle aurait des difficultés ou il faudrait travailler quelque chose, je lui rappellerais son énergie. D’accord, ça serait lui rappeler une inquiétude, mais surtout une force de caractère qu’elle avait bien cachée au fond d’elle. Mais oui, la prochaine fois, je la ferais participer. Parce que… ça serait beaucoup plus simple. Je la suivis dans les rues de la cité avec nonchalance.

La boule de neige et le caillou frappa dans ma nuque et je me retournai pour voir Reth qui semblait toujours en forme. Ne le tue pas Sacha… Ne le tue surtout pas… Ce n’était pas le moment, Dame Revka avait besoin de toi. Je levai légèrement les yeux vers le ciel pour m’inspirer de son blanc et de son calme pour ne pas céder et envoyer mon pouvoir déchiqueter Reth. Perroquet… Machinalement Je serrais mes poings de toutes mes forces pour ne pas céder à l’impulsion de mes pouvoirs. Je savais que c’était la crainte qui influençait surtout les pouvoirs de l’aube. Dommage. Je n’avais que rarement peur. J’avais surtout la colère… J’étais bien loin de l’esprit calme et paisible des aubien malgré les consignes du général. J’ordonnai à Revka de continuer à avancer, hors de question de la voir assister à ça. J’eus un fin sourire à sa remarque.

« Rappelez-moi de travailler vos pouvoirs pour vous montrer les possibilités d’attaque quand nous serons rentrées. »

Fis-je d’une voix basse. Je refusais de lui donner de l’attention à Reth alors que du coin de l’œil je le vis s’approcher de nous. Trois… Bien potentiellement trois à massacrer. Qui est cet homme ?

« Un homme de mon village natal. Il rêve de me couper les ailes depuis des années. Et je l’ai humilié deux trois fois aussi à l’armée. »

Fis-je d’une voix basse en continuant de marcher, j’avais bien envie de sortir mes ailes pour l’entourer elle et la protéger. Je sentis une nouvelle boule de glace frapper l’arrière de mon crâne et en quelques secondes elle se transforma en eau glaciale qui dégoulina dans mon cou… Je ne m’étais pas attendue à une boule de glace… Je levai la main pour vérifier. Pas de sang… Dommage…

« Oh ! Perroquet ! Depuis quand tu nous snobes ! J’te cause. »

Ta gueule. J’inspirais profondément pour me canaliser à nouveau en regardant le ciel. Heureusement que j’avais des gants, Dame Revka ne verrait pas mes phalanges blanches… Je marmonnais pour moi-même :

« Non Sacha… tu ne le tues pas… Tu ne le tues pas… »

Malgré l’envie et la deuxième boule de glace qui percuta mon dos. Je serrais plus fort les dents.