Little bird out of the nest || Kora

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Les bras roulés autour de la taille, ses mains emmitouflées dans les longues manches de son kimono, Tori tentait tant bien que mal de ne pas défaillir face à brise glaciale qui balayait Elysium ce soir-là. Les ecchymoses qui fleurissaient sur son corps n’avaient de cesse de lui rappeler sa maigre condition, son ventre se tordait de n’avoir rien absorbé depuis des lustres, Seichi la faisait travailler sans discontinuer. Plus tôt dans l’après-midi, il l’avait accompagné jusqu’à la demeure d’un notable de l’Aube, un homme de lettre, à en croire la gigantesque collection d’ouvrages qui couvraient les murs de son habitation. C’est qu’ils n’avaient pas vraiment pris le temps de faire connaissance, elle et lui. Le fae avait grassement payé Seichi pour garder l’illyrienne une bonne partie de la nuit, la conjointe de celui-ci ne devait rentrer qu’au petit matin, Tori devait être partie avant l’aube.

Ce fut éreintant : une danse, tout d’abord, puis à mesure que la musique prenait de l’ampleur, elle avait quitté un à un ses vêtements, jusqu’à se retrouver dans son plus simple appareil sous le regard pervers de cet homme. Il s’était laissé aller à ses vices avec Tori dans ses bras. Elle sentait toujours son goût sur ses lèvres, sa chair dans sa chair, la nausée lui vrillait les tripes alors qu’elle s’enlaçait d’un pas rapide en direction du cabaret. Avant de se tamiser hors de la demeure du notable, elle s’était assurée que celui-ci soit profondément endormi, ne lésinant pas sur l’alcool qu’elle lui avait fait boire. C’était risqué, particulièrement dangereux et complètement inconscient de s’échapper ce soir. Mais rares étaient les soirées où Seichi n’était pas présent, plus rares encore étaient celles où il ne veillait pas sur sa captive. Le soleil venait de se coucher, la lune pointait doucement dans le ciel. Tori accéléra.

Elle se sentait souillée, le vent ne parvenait pas à la laver de cette crasse qui empestait ce fae détestable. Mais le cœur de Tori tambourinait dans sa poitrine pour une toute autre raison. Elle n’avait pas pris le temps de se changer, de toute façon, elle n’avait pas de quoi se changer. C’est donc toujours vêtue de sa robe de satin aux reflets pastel, identiques à ses ailes présentement invisibles, qu’elle pénétra dans l’enceinte du Soleil de Minuit. Poussant un soupir d’aise, elle inspira profondément les odeurs qui se dégageait de l’endroit, la chaleur moite lui réchauffa les membres autant que le cœur. Les lumières tamisées projetaient les ombres de cette foule de spectateurs impatients. Sueur et alcool se mêlaient aux parfums raffinés, une foule éclectique, une foule dans laquelle Tori tentait de ne pas se faire remarquer. Son kimono traînait sur le planché, certains s’y prirent à plusieurs reprises les pieds. Elle s’était confondue en excuse, s’éloignant de la masse pour parvenir à un coin plus tranquille. Les chaussons de soie qui couvraient ses pieds n’étaient pas fait pour marcher, le lien autour de ses chevilles l’éraflait à chacun de ses pas. Mais Tori s’en fichait.

Lorsque les danseuses prirent possession de la scène, l’Illyrienne n’eut plus d’yeux que pour elles. Si belles, si gracieuses. Elle brûlait de danser à leur côté, frissonnant de la tête aux orteils, elle dû fournir un considérable effort pour contenir cette furieuse envie de les rejoindre. Mais ce soir, pour une fois, elle n’était qu’une observatrice parmi tant d’autre, et non l’observée. Cela faisait déjà six ou sept fois qu’elle se rendait au cabaret. Seichi l’avait surprise, une fois, au retour d’une de ses expéditions nocturnes. Il avait été furieux, enragé. Il l’avait rué de coups durant des heures, et n’avait de cesse de la brutaliser depuis. La faisant travailler d’autant plus. Il la punissait pour son insolence, sa désobéissance.

Si jusqu’alors, il s’était contenté de la présenter à des cercles de fae respectables, ce n’était plus le cas. Jusqu’ici, la règle avait toujours été de ne pas abîmer Tori. Non pas ne pas la blesser, mais bien ne pas l’abîmer. Tel un objet que l’on prête, que l’on loue. C’est tout ce qu’elle était à présent : un objet. Elle avait perdu sa valeur d’antan dans les yeux de son protecteur. Sa rébellion, Seichi la lui faisait payer très cher. Et malgré tout, elle revenait au cabaret. Parce que cet endroit lui donnait l’impression de vivre, de respirer, d’échapper un instant à son quotidien. Ce lieu l’emplissait d’un sentiment de liberté. Une sensation enivrante qui la faisait vibrer, qui la faisait tenir, une sensation si addictive qu’elle bravait les dangers pour y retourner. Une soirée avait suffit, cette fameuse première fois à Elysium, quelques mois plus tôt, cette fois avait suffit à la rendre addict.

Alors tentant d’étouffer cette envie d’autre chose qui naissait en Tori, Seichi avait aboli la règle de non agression sur sa captive. Les clients, ses clients pouvaient l’abîmer. Ils s’en donnaient à cœur joie, un simple regard ses bras suffisait à en prendre conscience. Sa pommette souffrait toujours d’un coup qu’on lui avait porté, quelques jours plus tôt. Son corps aurait dû se remettre plus vite, mais Seichi s’acharnait à lui ôter tout moment de repos et rares étaient ses repas consistants. C’est avec les larmes aux yeux que Tori observa la dernière danse, elle ne voulait pas partir. Les applaudissements eurent vite fait d’engloutir l’espace, elle se mêla avec enthousiasme au bruit de la foule pour remercier les danseuses.

Ses yeux n’avaient toujours pas quitté les planches de la scène, débarrassée pourtant depuis quelques minutes déjà. Ses pieds refusaient d’avancer. Elle ne voulait pas partir. La foule s’était dispersée, quelques âmes traînaient encore dans le cabaret et elle restait plantée là. Les yeux sur le planché. Les larmes lui brouillaient la vue, mais elle fit un effort. Un pas vers la sortie. Un pas vers son quotidien. Elle reviendrait, se promit-elle, même si elle devait en subir les conséquences. Elle reviendrait. Parce que plus rien d’autre n’avait d’importance. Plus rien n’avait de sens, seules ces petites expéditions et ce simulacre de liberté lui permettaient de tenir. Sans elles, à quoi bon ?

D’une main brutale, elle vint essuyer les larmes qui barbouillaient son visage. Non, elle n’était pas tant à plaindre que cela. Seichi la protégeait, Seichi l’aimait à sa façon. Elle s’était montrée ingrate, impétueuse. Elle méritait ce qu’il lui faisait subir, après tout, sans lui, elle ne serait même pas en vie. Mais elle reviendrait tout de même. Elle le savait, elle sentait bien au plus profond d’elle-même que jamais Tori n’aurait la force de retenir cette envie furieuse de voir ces femmes danser.  Un pas de plus la rapprocha de la porte de sortie, un pas hésitant qui sembla durer une éternité. Un instant de doute, d’hésitation et elle s’arrêta de nouveau sur le seuil. Elle ne voulait pas partir.

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Elle ne voulait pas partir, mais rester n’était pas une option. Personne ne l’attendait, ici, à Elysium. Personne sur qui elle puisse compter, et la Mère savait que Tori avait besoin de quelqu’un. Seichi était ce quelqu’un, cette personne pour laquelle elle donnait tout, à laquelle elle cédait tout. Son protecteur, son père, son bourreau. Il incarnait à merveille toutes les parties de cette toile compliquée qu’il était. L’illyrienne ne l’avait jamais vraiment compris, Seichi ne s’expliquait pas. Il ordonnait, elle faisait. Leur duo avait toujours fonctionné ainsi, il s’enrichissait sur le dos de sa captive et elle s’offrait, corps et âme pour le rendre heureux. Mais Seichi était-il seulement heureux ? Rares étaient les sourires qui passaient sur ses lèvres, rares étaient les rires, les échanges joyeux, il avait perdu de sa superbe, avec le temps. Plus jeune, Tori l’admirait, ce fae qui lui avait tout donné, tout apporté. Mais aujourd’hui, elle voulait le fuir, parce que se sentait partir, foncer droit vers un précipice qu’elle n’était pas encore prête à franchir. Pourtant, elle en avait franchi des obstacles, pour le bon plaisir de Seichi. Elle s’était laissée toucher, caresser, utiliser. Avec le temps, l’aubéenne avait appris à se dissocier durant ces instants, elle laissait son esprit voguer au gré du fils de ses pensées, tandis que son corps restait, recevait.

Souillée, c’est ainsi qu’elle se sentait. Lasse de n’avoir point de contrôle sur son existence, lasse de n’être qu’un pion dont on pouvait se défaire, dont on n’avait pas vraiment besoin. Tout lui semblait difficile sans Seichi pour l’épauler, la guider. Il avait créé la parfaite poupée, incapable d’agir par elle-même, incapable de réagir lorsque le cadre n’était pas défini. Et ce soir-là, alors qu’elle luttait contre elle-même pour quitter le cabaret, le cadre s’était fendu. Une femme venait de s’imposer entre Tori et la sortie. Une femme dont la voix grave la fit reculer, dont la main sur son visage la fit tressaillir. Une parfaite petite idiote, c’est ce qu’elle était. Une idiote souillée. Pourquoi avait-elle cru pouvoir reprendre la main, elle qui s’était laissé guider toute sa vie ? Jamais elle n’avait souhaité cela, jamais elle n’aurait dû quitter la demeure ce notable lettré qu’elle avait laissé alcoolisé dans son lit. Pourquoi fallait-il qu’elle ne comprenne pas les leçons de Seichi ?

Elle tremblait de la tête aux pieds, la gorge nouée. Elle se sentait nue sous le regard de cette femme qui semblait lire en elle. Pouvait-elle voir au-delà des apparences, au-delà des blessures et des outrages ? Que voyait-elle qui semblait tant l’intriguer ? Parce qu’elle resta plantée là, bloquant l’accès à Tori. L’illyrienne se sentait ridicule sous le regard perçant de cette femme qu’elle n’avait jamais vu. La peur ruisselait dans ses membres, un ordre tacite prêt à être exécuté. Fuis. Mais ses jambes étaient figées, lourdes et incapables d’avancer, de contourner cet obstacle. Elle resta silencieuse longtemps, plus longtemps que l’auraient voulu les conventions sociales. Mais Tori ne les connaissaient pas, ces conventions, ces codes qui régissaient l’échange d’une personne à une autre. Tout ce qu’elle savait faire, c’était se mouvoir. Se battre, danser ou baiser. Et à cet instant, elle ne pouvait pas bouger.

Elle tenta d’apaiser en vain les battements affolés de son cœur, l’angoisse l’étreignait, cette vague impression d’avoir quitté sa prison doré pour se retrouver face aux terreurs de son enfance. Ce n’était pourtant qu’une femme, devant elle. Une femme ravissante aux courbes musclées, au visage serein, qui l’observait telle une proie dans ses filets. Un oisillon en dehors de son nid, elle qui avait fuit sa maison bien des années plus tôt dans l’espoir de pouvoir voler, n’était-elle pas en train de reproduire la même erreur ? Allait-elle encore être kidnappée ? Devoir combattre pour sauver sa peau ? S’allonger et soupirer jusqu’à ce que la lune atteigne son zénith ? Tori avait peur. Elle se sentait seule et minuscule. Seichi l’avait si bien formatée qu’elle n’eut qu’un instant l’idée de se battre. Mais elle s’était promis de ne plus jamais utiliser ses poings, de ne plus jamais blesser quelqu’un. Trop de sang avait coulé, trop de vies fauchées.

Alors Tori s’inclina en une profonde révérence, comme elle savait si bien les faire. Les mains croisées devant son ventre, les yeux fixant ses chaussons de soie que quelques goûtes de son sang commençaient à salir. « Veuillez m’excuser, annonça-t-elle d’une voix qu’elle avait espéré calme, mais l’émotion la trahissait. Je ne peux pas rester, je suis… attendue.» Elle releva la tête, posant un regard presque suppliant sur cette femme. Elle ne voulait pas partir, mais elle ne pouvait pas rester. « Je… Je dois être rentrée avant l’aube. Je ne peux pas rester. »  qu’elle répéta, une note plus aiguë dans la voix. Mais la femme ne bougeait pas.

La panique eut vite fait de la submerger à mesure que les yeux de cette femme l’observaient. Tori désigna la scène d’une main, invitant le regard de la brune à suivre le geste. « C’était magnifique, n’est-ce pas ? Elle n’avait qu’un petit instant pour agir, un léger moment inattention qu’elle attendit, fébrile. J’adore danser. Je les envies un peu de le faire dans un endroit aussi joli. »  Elle faucha d’un coup de pied plus hésitant qu’agile la jambe dominante de son interlocutrice avant de profiter de la surprise pour s’esquiver. Elle la poussa aussi doucement que possible sur le côté pour traverser le seuil de la porte et s’enfuir à toutes jambes. Mais son corps était fatigué et son esprit embrumé par la panique, elle n’eut le temps que de faire un pas ou deux avant de se faire attraper.

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Les pieds de Tori touchent à peine la dalle du sol alors qu’elle se précipite vers la sortie, un pas, deux pas, un dernier pour accéder à l’extérieur, un dernier pour passer le seuil et continuer sa course. Son cœur semble à deux doigts de sortir de sa poitrine tant il bat vite et fort. Elle entends le sang  mugir dans ses veines, frappant contre ses tempes en un boucan assourdissant. Le souffle court, elle s’élance, prie la Mère ou n’importe quel être supérieur de la laisser s’enfuir, se promet de ne jamais revenir.  Elle pleure intérieurement, la peur lui vrille l’estomac, menaçant de la faire dégobiller d’un instant à l’autre, et sous la contraction de cet estomac vide, elle sent le sol se liquéfier sous les pieds. La panique prends possession d’elle toute entière, une panthère surgit de nul part, félin féroce aux yeux dorés qui la transpercent d’un regard assassin avant de disparaître dans un nuage de fumée. Tori s’est alors figée, les membres tremblants plus que jamais.

Elle manqua de tomber à la renverse sous le coup des émotions trop fortes qui se débattent en elle, mais une main puissance vint enserrer son poignet, la replantant immédiatement dans la réalité. Cette femme ne s’était pas laissée duper. Les yeux embués, l’Illyrienne ne savait plus où regarder, tantôt le visage féroce de cette créature -puisqu’il ne pouvait s’agir que d’une créature pour pouvoir l’effrayer à ce point-, tantôt le fond de la salle dont était précédemment sortie la panthère. En avait-elle d’autres en réserve ? Qu’allait-elle lui faire ? Etait-ce un coup de Seichi ? Avait-il planqué quelqu’un ici, sachant pertinemment que Tori y retournerait malgré les interdits ? Ses genoux à deux doigts de céder sous son poids, elle dû fournir un effort considérable pour rester debout et droite. Sur le qui-vive, elle se sentait sur le point de perdre pied, de tout lâcher.

La femme -qui qu’elle soit- refusait de la laisser partir. L’illyrienne la vit ouvrir la bouche pour parler, mais la panique l’avait rendu sourde à tout ce qui n’était pas elle. Ses mains la démangeaient, un simple contact sur la poitrine de cette femme pouvait lui permettre de s’échapper, tout ce qu’elle avait à faire, c’était juste la toucher. Elle hésita à lever sa main, mais se ravisa, Tori refusait d’utiliser ses pouvoirs ainsi, elle ne voulait plus blesser personne, elle se l’était jurée. Promesse qui allait sans doute lui coûter cher ce soir, mais si elle devait mourir, au moins le ferait-elle en ayant respecté ses principes, aussi peu soient-ils, aussi dérisoires et dangereux soient-ils. Parce qu’elle n’avait que ça : ses rêves et ses principes, tout ce que Seichi ne pouvait pas lui arracher, ces choses si profondément ancrées en elle qu’il ne pourrait jamais les atteindre. Il pouvait la briser elle, remettre l’oiseau dans sa cage, mais ne pourrait jamais l’empêcher de rêver de liberté, d’un ciel bleu ou étoilés, d’une longue et vaste étendue. Tori voulait sentir le vent dans ses ailes, sentir ses muscles se contracter sous la pression de l’air, repousser ses limites, repousser l’horizon. Elle rêvait de partir.

Ses rêves s’étiolaient à mesure que la femme avançait sa main pour caresser de nouveau le visage de l’illyrienne. Quel intérêt à vouloir rêver si elle n’était pas capable de se soustraire aux griffes de cet être qui semblait vouloir la dévorer, au sens littéral comme au figuré. La pression sur son poignet se desserra et une petite tape sur son épaule la fit sursauter. Venait-elle réellement de lui proposer un verre ? « Mais je-je ne peux pas rester... » qu’elle répéta, bien conscience qu’elle n’avait plus la moindre chance de s’échapper à présent. Foutue. Elle était foutue. Cette réalité la frappa de plein fouet alors qu’elle se surprit à accepter l’invitation et se dirigea d’elle-même vers le bar, suivi de près par cette femme à la démarche féline qui ne la quittait plus un instant des yeux.

Des larmes silencieuses ruisselaient sur ses joues alors qu’elle s’installait sur un tabouret, sous le regard féroce de celle qui se faisait appeler Kora. « D-Dame Kora… chuchota Tori d’une voix brisée d’un sanglot, s’il vous plaît, je vous en supplie… je-je ne voulais pas vous faire de mal je dois… » elle n’acheva pas sa phrase, la respiration trop courte pour pouvoir parler de nouveau. Elle devait se reprendre en main, paniquer n’arrangeait rien. Se battre, danser et baiser. Tout ce qu’elle savait faire. Se battre, danser… baiser. Elle ne voulait pas se battre, elle ne voulait plus baiser. Tori voulait danser. Juste danser. Pourquoi ne pouvait-elle pas juste danser ?  « C’est lui qui vous envoie n’est-ce pas ? Il sait que je suis là ? »

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Tu es en sécurité ici. Personne ne viendra te chercher parce que c’est moi qui choisi qui rentre ici.

Cruelle pouvait se montrer la Mère. Mais ne l’avait-elle pas toujours été envers Tori ? Prostrée sur son tabouret, tremblant de tout son être, une tisane brûlante fourrée entre ses mains, l’illyrienne était désemparée. Elle pensait avoir trouvé son havre de paix au sein du cabaret, cet endroit si joyeux, lumineux, où ces femmes dansaient sans honte, sans qu’on les attende ensuite, sans qu’on les déshabille malgré elles. Ces femmes que l’on touchait des yeux sans jamais s’approcher, ces femmes étaient protégées et non par n’importe qui. Elles étaient protégées par cette Kora qui se tenait là, créature menaçante au regard furieux, ses prunelles débordaient d’une énergie foudroyante, d’un feu attisé par les histoires de ses filles à qui elle avait offert asile, à qui elle avait tendu la main.

Alors oui, la Mère était cruelle de lui montrer cette scène. Celle des sirènes du cabaret du Soleil de Minuit qui riaient ensemble après avoir dansé pour un public passionné. D’autant plus cruelle que Kora, la tenancière, semblait à son tour lui tendre la main. Derrière ce masque de froideur, derrière sa voix rauque et sa rudesse, elle semblait à présent animée par une envie furieuse d’aider l’aubéenne. Aide que Tori ne pouvait accepter. Aide qu’elle ne pouvait recevoir. Rien ni personne ne pouvait la sortir de sa prison, elle ne le savait que trop bien. Peu étaient ceux qui avaient tentés, rapidement écartés par Seichi. Peu étaient ceux qui s’étaient intéressé à elle, ce qu’elle était vraiment, ce qu’elle voulait vraiment. Ils lui avaient rapidement tourné le dos en découvrant qu’elle n’était qu’une coquille vide, formatée par ses années d’armes et de sexe. Formatée à exécuter les ordres, une poupée pleurnicharde et peureuse. Une poupée dont il n’y avait rien d’autre à tirer que son corps.

Les mots de la cabaretière furent une lame de plus plantée dans son cœur déjà poignardé. Tori s’affaissa un peu plus, détournant le regard des sirènes et de Kora. Même si tout cela était vrai, même si elle n’était pas envoyée par Awoshan – ce dont Tori doutait toujours, il était bien capable de lui tendre un piège aussi cruel rien que pour la punir – même si elle pouvait trouver asile en ce lieu qui l’obsédait. Qu’avait-elle à offrir ? Elle savait danser, certes, mais aussi bien que les sirènes. Elle n’était pas aussi belles qu’elles, pas aussi performante. Les protégées de Kora étaient musclées, en bonne santé. Elles ne portaient pas de trace visible de coup sur leur joli corps dénudés, elles semblaient former ensemble une osmose parfaite, elles semblaient liées. Tori n’avait pas sa place parmi elles. La seule place qui l’attendait, celle qui lui était due, était aux côtés de Seichi. Son protecteur, son tout. Elle ne pouvait le trahir de la sorte, quand bien même voulait-elle voler de ses propres ailes.

L’hésitation devait se lire sur son visage, à en juger par le regard que la tenancière posait sur elle. Indécise, Tori l’était. Effrayée et blessée, d’autant plus. Tu peux rester ici autant que tu le veux, avait-elle dit. Mais c’était impossible, pour des raisons qu’elle ne pouvait pas exposer à cette inconnue, même si celle-ci lui proposa par la suite d’anéantir la menace qui pesait sur elle. Anéantir Seichi. À ces mots, Tori se redressa, les dents serrées, prête à se jeter sur Kora si elle venait à lui faire du mal. Seichi était intouchable, elle ne lui voudrait jamais de mal. Elle lui devait tout. Elle n’était rien sans lui. Mais la tenancière ne pouvait pas comprendre tout ça, pas sans explication. Explications que Tori n’était pas encore prête à lui donner. Pas maintenant, alors que la terreur lui tenaillait toujours les tripes, que ses larmes s’étaient asséchées sur ses joues.

« Do-donc c’est vous qui gérez cet endroit ? Qu’elle demanda timidement, une admiration mal dissimulée dans ses prunelles. Tori but une gorgée de sa tisane, infusion de plantes et de fleurs qui glissa en douceur de son gosier jusqu’à son estomac vide depuis des lustres. Merci, se reprit-elle rapidement, j’apprécie votre… sollicitude, mais... » Mais ce n’était probablement qu’un piège, qu’un rêve, une chimère orchestrée par Seichi. Même si elle voulait y croire, l’illyrienne, elle avait besoin d’y croire, pour se donner du courage, pour se donner la force de continuer. Mais y croire pouvait la condamner.

Peut-être était-ce là le pire châtiment qu’elle n’ait jamais reçu, Tori. Celui de croire qu’un rêve était à sa portée, qu’une sortie était là, que quelqu’un était prêt à l’accueillir, l’aider. Et voir tout cela lui être arraché. Elle se surprit à penser à cet illyrien dont elle était tombée amoureuse durant ses années d’armes. Cet homme qu’elle avait aimé, qu’elle avait étreint, à qui elle était promise. Cet avenir lui avait été arraché de plus cruelle façons, il était mort avant la fin de son service, elle l’avait pourtant attendu. Et il avait disparut. La blessure était toujours béante dans son cœur, impossible à panser. Elle se pensait destinée à lui et lui destiné à elle. La Mère les avaient réuni dans la pire des situations, pour rendre celle-ci plus agréable, plus supportable. Mais c’est au terme de ces années de douleur, Tori s’était retrouvée toute seule. Et Seichi l’avait sauvée. Seichi la sauvait toujours.

Alors comme une bête fidèle à son maître, elle balaya d’un signe de la main la proposition de Kora, tentant d’afficher un visage assuré alors qu’elle ne l’était certainement pas. « …je ne suis pas menacée. Je… je me suis échappée hors de la vue de mon Protecteur et il n’est pas très… machinalement, elle vint toucher du bout de ses doigts l’hématome qui ornait sa pommette, compréhensif. » Elle haussa les épaules, soudain lasse et épuisée. La nuit avait été longue et ses émotions l’avaient éreintées. « Je l’avais sans doute méritée, celle-ci. Et peut-être bien toutes les autres. Mais… mais j’adore les voir danser. Elles sont magnifiques, vos protégées. »