{Cataluz} - Se changer les idées

La Mère merci, il reste encore des âmes amusantes et amusées pour me changer les idées. Et l’une d’entre elles n’est autre que Cataleya, une fae aux ambitions intrigantes. Je n’ai jamais eu la même vision des choses qu’elle, mais je crois que c’est ce que je préfère – nos différences. Ça fait du bien, des fois, de se confronter à une autre vision de la vie, et il est temps pour moi de faire table rase de toutes les noires pensées qui s’embourbent dans mon esprit. Je veux profiter, discuter, rire et m’amuser, et je suis sûre que mon amie va m’aider dans cette voie. Évidemment, je me doute que je ne pourrai pas éviter les discussions un peu plus sérieuses – moi-même, je suis curieuse de savoir ce qu’elle devient, ce qu’elle a fait de ses dernières lunes, car son métier fait que nous ne nous voyons pas souvent. Mais je veux surtout rire, boire, manger, et pourquoi pas, aller danser ? Même si elle danse mille fois mieux que moi. Nul ne peut être parfait à tous les niveaux n’est-ce pas ?

Cataleya est une artiste émérite qui n’a pas beaucoup de temps au fil de ses tournées. Nous nous voyons peu, mais chaque soirée que nous réussissons à grappiller au fil des ans me rappelle combien j’aime mes terres natales. Et ce soir, mon ventre se tord à l’idée de devoir les quitter pour une nouvelle épopée que je n’ai pas choisie. Pour des aventures qui ne m’ont jamais vraiment intéressée. L’amour, les mariages… très peu pour moi.

Pour l’occasion, j’ai réussi à me défaire de mon ombre préférée, de mon garde du corps personnel qui semble prendre un malin plaisir à me talonner, même si je ne vais pas mentir, je trouve ça agréable aussi. Certains soirs. Pas aujourd’hui. Aujourd’hui, je veux être libre, ressentir ma jeunesse de grande fae, me rappeler les bons moments d’insouciance évanouis.

Et donc, tu lui donnes rendez-vous à un endroit de la ville où vous allez pouvoir vous balader un peu avant d'arriver dans un endroit où tu l'invites pour manger de bons petits plats et après, vous verrez, il y a encore le temps. Tu es un peu en avance, mais elle ne devrait pas tarder, à priori.

Elle m’a donné rendez-vous dans le Jardin des Arts, dont la végétation me rassénère directement. Je suis très curieuse de savoir quel est notre premier point d’ancrage ; elle a décidé du restaurant, mais j’ai envisagé quelques manières de poursuivre la soirée, ensuite, quand nous aurons bien rattrapé le temps perdu. Je la découvre, toujours aussi magnifique et rayonnante, près d’un parc que j’affectionne particulièrement, et m’empresse de la prendre dans mes bras. Peut-être un peu familier, mais je crois que j’ai vraiment besoin d’une présence amicale. D’une ancre à laquelle me raccrocher. « Cataleya, je suis tellement contente de pouvoir te revoir ! Nous avons pas mal de choses à rattraper, je crois. Mais comme d’habitude, j’ai envie de trinquer à nos retrouvailles, et surtout, j’ai faim. » Une faim de loup, comme d’habitude. Je lui indique de prendre la route et que je la suis. « Raconte-moi tout. Combien de temps restes-tu ici ? De quoi parle ton nouveau spectacle ? » J’ai toujours été franchement admirative de son mode de vie, même si je n’ai certainement pas eu assez le temps de le lui prouver en allant la voir œuvrer. Disons que mon travail à moi aussi, était assez prenant, jusque-là.

J’ai toujours été une femme plus proche du peuple que de la noblesse, ce qui a souvent posé problème à ma famille ; j’étais le feu et la foudre, celle qui se moquait des convenances et qui n’avait rien à faire des règles. C’est toujours le cas, encore plus quand mon cœur est en jeu. Je n'en ai rien à faire de ce que pensent les gens. Encore moins à quelques jours d’un supposé mariage dont je n’ai pas envie. Et Cataleya est évidemment très réceptive à mes besoins. Je sais que j’ai trouvé une femme de plaisirs, peut-être même encore plus que moi, dans sa présence. Elle aime vivre, rire, manger. Et peut-être que dans une autre vie, j’aurais aussi pu faire partie d’une troupe, pour divertir et offrir du bonheur aux gens. J’ai choisi un autre chemin ; celui qui leur offre bien souvent la mort. Mais la protection, aussi. Car c’est mon but premier ; protéger les innocents, ceux qui ne peuvent se défendre, ceux qui en ont besoin.

Elle prend les devants, nous guide vers un restaurant qui se trouve dans le jardin. L’ambiance est au beau fixe, la journée est douce, tout est réuni pour enfin, lâcher prise. Elle prend le temps de me faire un rapide topo sur ce qu’elle fait en ce moment – il n’est jamais évident de suivre toutes ses pérégrinations.

Elle reste donc une semaine, pour trois représentations. « Oh, une histoire d’amour, mes préférées ! » Je n’ai jamais caché mon côté fleur bleue en dehors de cette armure de guerrière que je porte. Peut-être que c’est justement mon problème à devoir épouser un inconnu du bout du monde ; la petite fille qui reste encore en moi aurait aimé offrir mon cœur et ma main à l’homme de ma vie (oui, j’y crois encore !). « Je serais ravie de venir voir ça, surtout pour le côté interdit. Deux âmes sœurs qui ne peuvent pas se retrouver ? Tu m’intrigues. » Mon cœur se serre ; je ne sais pas si c’est exactement ce dont j’ai besoin en ce moment, mais bon…

Nous arrivons finalement devant le restaurant et j’en ai déjà l’eau à la bouche. Je n’ai rien mangé de la journée et j’ai fort soif – comme d’habitude, médiraient certains. Nous nous installons à une table, et je me sens déjà beaucoup plus détendue qu’un peu plus tôt. « Et ensuite, tu as déjà une autre pièce de prévue ? Tu t’en sors, alors que tu n’as jamais de point de chute ? Ça ne te pèse pas trop, de voyager autant ? » Rien qu’à l’idée de partir en terres hivernales me retourne le bide. Je suis plutôt casanière, aussi étonnant que cela puisse paraître.

« Tu joues dedans de toute façon, je suis sûre que tu arriveras à m’emporter avec toi. » Le jeu de Cataleya est connu partout – et si je me suis parfois demandé si elle ne jouait pas aussi un jeu avec ses proches, j’ai réalisé il y a bien longtemps qu’on n’était pas toujours à la vie ce que l’on est au travail. Et que Cataleya n’avait pas le temps spécialement pour être hypocrite ou pour jouer un double jeu avec ses proches. Et puis, peut-être même que la pièce arrivera à me changer les idées. Je ne vais plus souvent au théâtre depuis que j’habite ici, mais c’est une habitude qui me manque. Il faudrait que je songe à m’y rendre plus souvent.

Et c’est ce que j’aime avec Cata ; ce vent d’air frais, cette liberté qu’elle semble amener où elle passe. Elle pourrait danser que des pétales pleuvraient des manches de sa robe. Mais j’aime trop mes obligations pour m’en déloger. J’aime savoir que quelque chose de durable m’attend. Même si dans ce cas précis, la durabilité de ce mariage arrangé, ne m’arrange pas, justement…

J’écoute la comédienne me parler de son travail, et je ne peux m’empêcher de grimacer quand elle évoque les sensibilités des uns et des autres. Les cultures, les goûts et les couleurs… « J’avoue avoir beaucoup de mal avec ce genre de censure que l’on pourrait vous imposer. Vous évoquez une œuvre de fiction, avec tout ce que cela comporte. On s’ennuierait si elle était lisse et sans défaut. Nous ne sommes pas exempts de faiblesse et pour moi elles doivent être représentées dans votre art. J’espère que vous pourrez faire toute votre tournée sans encombre. » Mon amie n'est pas non plus en danger mais parfois la mauvaise presse peut aussi blesser.

Je suis heureuse aussi d’entendre qu’elle va bien et qu’elle retourne souvent chez elle. « J’envie parfois ta liberté et de connaître tant de gens. Mais je ne pourrais pas faire ce que tu fais ! m’esclaffé-je. » Jouer un jeu, ne jamais savoir de quoi sera fait le lendemain… nope, pas pour moi.

L’aubergiste vient prendre notre commande, et je ne pose même pas la question à mon amie, pour qui la fête est aussi un autre passe-temps. « Je vais prendre du vin. Celui que choisira mon amie si elle m’accompagne. »

Comme souvent quand elle est sur scène, Cataleya me fascine par ses mots. Elle m’explique comment ils réfléchissent à leurs pièces et les chamboulements qu’elles pourraient provoquer dans les mœurs chez certaines cours. Elle parle de boycotts et de menace, et j’acquiesce, car j’ai déjà eu à faire à ce genre de choses durant ma formation de garde. Les théâtres sont parfois pris s’assaut par certains bien pensants, et même si cela ne s’est pas produit depuis longtemps, certains de mes collègues ont des histoires à raconter de ce genre.

« Je comprends que vous le fassiez. Je trouve juste ça dommage, parce que c’est au travers des pièces ou de la lecture par exemple, que l’on peut aiguiser son esprit critique. C’est aussi parfois en affrontant des idées qui peuvent paraître contraires à notre idéologie que l’on peut se questionner et avancer. Mais ce n’est que mon avis. » Je sais que certains préfèrent ne pas choquer, rester dans du contenu plus lisse, et surtout ne pas réfléchir. Moi j’aime au contraire les œuvres qui chamboulent et transmettent, qui questionnent et remettent en cause. J’aime qu’on me rentre dedans, en tout bien tout honneur.

« Je suis heureuse de savoir que ton métier te passionne encore et toujours. » Elle choisit notre poison et je ronronne presque d’avance en imaginant la douceur du blanc sur ma langue. Quand le serveur nous amène notre dû, nous triqnuons avec vigueur et je prends une gorgée, ravie de partager un moment de pure simplicité avec une femme de l’Automne et qui me rappelle le feu qui brûle dans nos veines. Elle a réussi à me changer les idées en un claquement de doigts, et le poids de ce mariage à venir me semble, l’espace de quelques minutes, un peu moins lourd à porter. « Nous pourrons toujours nous voir à la Cour de l’Hiver, j’imagine que tu joues aussi certaines de tes pièces là-bas. » Rassure-toi comme tu peux, Luz Monteserre.

Cataleya est un feu follet, et c’est ce que j’aime le plus chez elle. Elle a toujours un avis sur tout, se passionne pour une chose puis une autre, passant d’un intérêt au suivant sans pour autant oublier ce qu’elle est et d’où elle vient. Elle n’a pas le côté très tourmenté d’autres de mes connaissances qui m’entourent, et au moins, nous pouvons discuter de tout et de rien comme si le monde n’allait pas s’effondrer. Papoter avec elle est diablement reposant. Elle est d’ailleurs d’accord avec moi, même si j’en conviens, elle n’a pas tort sur un certain point : ils n’ont pas le choix. Ce qui me ferait bien grimacer si je me laissais aller à mes émotions profondes ; j’en sais quelque chose sur le sujet. « Au moins j’imagine que ça rend ton spectacle parfaitement vivant. Et puis, peut-être que cela peut permettre de vous remettre en question, et aux autres aussi de se questionner sur ce qu’ils voient ou entendent. » Peut-être que je suis un peu trop optimiste, sur ce coup-là. Mais nous ne pouvons que nous contenter de ça n’est-ce pas ?

Elle me rassure quant à mon esprit vif et cette fois-ci je rigole sincèrement avant de boire une gorgée de breuvage. « Je suis plus vive à sortir mon épée qu’à réfléchir, mais c’est gentil de me considérer de la sorte. » Je n’ai jamais été une très grande psychologue ou philosophe. Même si j’ai pu aimer la compagnie des livres et des bons esprits, je suis plutôt une femme… d’action.

Elle conclut qu’elle pourra un jour changer d’avis mais que pour le moment, cela lui convient. J’acquiesce, trinque à cette vision de la vie : notre longévité nous permet de découvrir tant de choses sur nous et sur notre monde. Elle me rassure quant à faire d’elle une potentielle alliée une fois à l’Hiver, avant de balayer cette idée d’un revers de phrase. Pour le moment, nous sommes ici, oui… le retour de mon petit feu follet qui ne s’inquiète pas de l’hiver qui vient.

« J’avoue avoir du mal à être aussi frivole quant à la suite des évènements, mais j’imagine que c’est mon rôle de lieutenante qui me force à faire des plans. Peut-être qu’un bon plat pourrait me changer les idées. Partageons une assiette. » Histoire de grignoter et de songer à autre chose.