[INTRIGUE] Bal des Marées

Finalement, cette Saison Sociale n’aura pas été aussi redoutable que ça. Lui qui pensait devoir se battre contre des hordes de mères prêtes à tout pour marier leurs filles. Qui s’imaginait déjà devoir se pavaner, rire, danser, flirter, dans l’espoir vain de trouver une femme qui lui correspondrait à peu près. Qui redoutait de devoir faire la conversation, feindre d’être quelqu’un d’à peu près intéressant, tout en devant surveiller jusqu’au moindre battement de cils… Il avait redouté cette Saison Sociale des mois durant, allant jusqu’à en faire des cauchemars. S’il avait su…

Ses orbes glissent du bouton de manchette qu’il est en train de péniblement accrocher vers Atalante, qui termine de se préparer. Parée d’une robe somptueuse, il suffit d’un regard dans sa direction pour qu’il sente son cœur manquer un battement dans sa poitrine, pour mieux s’emballer. Elle est ravissante. Et bientôt, elle sera à lui. Il lorgne la bague qu’elle porte fièrement à son annulaire, se gorgeant d’une certaine fierté devant cette image. Il a beau dire, le fait est qu’il est toujours un peu surpris. Qu’elle soit dans ses appartements à Mirhglin. Qu’ils se soient fiancés. Six mois en arrière, il n’aurait clairement pas parié sur lui. Lui si maladroit avec la gent féminine. Si mal à l’aise lors des événements mondains… Lui si pudique, si introverti, si lui… Qui, pourtant, a réussi à charmer l’une des plus belles femmes d’Evanor –et sans conteste la plus belle âme–. Il se sent chanceux, Hase. Et profondément reconnaissant.

Il glisse discrètement jusqu’à elle, passant ses bras autour de sa taille pour mieux la sentir tout contre son corps. Durant un fugace instant, il ferme les yeux et prend une profonde inspiration, se délectant du parfum floral qu’elle dégage. Un demi-sourire qui nait à la commissure de ses lèvres devant ses remarques, avant qu’il ajoute, « Il est encore temps de tout annuler. Je ne suis pas contre une soirée en tête à tête. Toi, dans cette robe, et moi. Nous deux, enroulés dans les draps… Il ne termine pas sa phrase, préférant enfouir son visage dans son cou tout en la couvant d’un tendre baiser. Personne ne remarquera notre absence… Non ? » Mais tous deux savent que c’est faux. Que depuis la parution du journal, ils font partie des têtes d’affiches. Des futurs mariés qui attisent autant l’envie que la jalousie. Pour toutes les familles nobles, le bal de clôture de la Saison Sociale reste un immanquable. Et quand bien même Hase n’ait pas follement envie d’y participer, il se doit de le faire pour soutenir Wanyin. « Tu m’aides à boutonner ma chemise ? » Le costume est osé. Bien plus extravagant que ce qu’il a coutume de mettre d’ordinaire. Mais c’est Atalante qui a choisi, et à ses côtés… L’homme se doit de briller –ou du moins d’essayer–.


C’est le dernier événement, celui qui doit clotûrer cette Saison Sociale. La première et la dernière qu’il fait en tant qu’âme à marier. Hase, bien que nerveux, ne peut pas s’empêcher d’en ressentir un certain soulagement. Encore une dernière soirée, un dernier effort, et après, ils pourront se retirer avec Atalante pour continuer leur histoire à l’abri des regards et en toute discrétion. C’est face à cette perspective qu’il s’accroche, menant Atalante dans la salle de bal. Il remarque son air des plus surpris à un moment, et suit son regard pour observer Achille avec une femme qu’il a déjà entrevu ces dernières semaines, mais sans en connaitre son identité. « Qui est-ce ? qu’il souffle, curieux. » Hase n’a aucune idée de la tendance d’Achille ; et ne s’est jamais préoccupé des potentielles rumeurs à son sujet. Il se saisit de deux coupes qu’on leur apporte, avant d’en tendre une à Atalante, tout en lançant un « À la tienne. » pour répondre en écho à ses dernières paroles. Il porte la flute jusqu’à ses lèvres pour en boire une légère gorgée, avant de reporter son attention vers Atalante qui s’est de nouveau concentrée sur son frère.

Ledit Achille, qui entend peut-être ses oreilles siffler –à moins que ce ne soit les foudres qu’Atalante serait presque tentée de lui envoyer ?– tourne la tête dans leur direction, pour finir par fendre la foule pour les rejoindre. Hase, mine de rien, se raidit, réajustant sa posture pour paraitre… Impeccable ? Achille reste une personne chère au cœur d’Atalante, tout comme Ulysse, et il lui parait évident de chercher à montrer la meilleure version de lui-même et d’être le plus courtois et agréable possible –car après toute cette histoire autour de Sotaa, Hase a perdu des points–. Il sent une certaine appréhension se diffuser dans son corps quand Achille le présente à sa cavalière, marquant un arrêt volontaire sur son statut de fiancé. La petite pique l’atteint en plein cœur, et il doit prendre sur lui pour ne pas laisser transparaitre une certaine grimace affligée de poindre. Conquérir le cœur de ses frères était de base une épreuve délicate, mais alors là… Clairement, ils ne lui simplifieront pas la tâche. « Mademoiselle Wintell, Seigneur de Péone… » Hase incline la tête avec respect, un sourire bienveillant prenant le pas sur le reste. Il reste poli, et en retrait, focalisant son attention sur Atalante pour qu’elle prenne le relai dans la conversation. Ils n’auront, au final, pas à se perdre bien longtemps dans les formalités, qu’une nouvelle ombre s’arrête à leur niveau. Un jeune homme qu’une fois encore Hase ne reconnait pas, et qui semble être le cousin de Louise Wintell. Là encore, Hase opte un salut formel et cordial, préférant garder le silence.

Minutieusement, Mahaut entreprit de faire retomber son nœud de cravate pour qu’il soit savamment négligé, avant de vérifier que la fine chaîne à sa ceinture était bien accrochée. La Ministre arborait presque toujours des tailleurs à la sobriété confondante, mais l’ultime événement de chaque Saison Sociale, depuis qu’elle était Ministre, demeurait l’exception qui confirmait la règle. Non pas qu’elle ait renoncé à ses costumes, évidemment. Mais la fae attachait un peu plus d’importance à sa tenue, pour souligner l’importance de la soirée, celle qui verrait une nouvelle Cour Régente être nommée. Et comme à chaque fois, elle calculerait les possibilités qui seraient créées … ou frissonneraient en pensant aux retombées. La main sur le pommeau de la canne qu’elle s’était choisie, seul compagnon qu’elle accepterait à son bras, la baronne lissa une dernière fois sa veste, avant de quitter ses appartements et d’aller rejoindre ceux du Suprême du Printemps. Comme souvent, la valetaille bourdonnait, pour d’ultimes préparatifs sans doute. Et s’y trouvait quelques membres de la famille Valois, qu’elle salua comme il convenait, un sourire un rien moins protocolaire en voyant la douce Rosalie. Avant de patienter quelques minutes, de s’enquérir auprès du secrétaire personnel du Suprême si ce dernier était prêt – ce que de la Haye confirma d’un hochement de tête entendu. La Ministre le remercia et toqua à la porte, de la pointe du pommeau.

Ambroise Valois était silencieux, l’air concentré. Mahaut, qui connaissait son Suprême, préféra ne pas le déranger dans sa préparation mentale pour ce qui allait suivre. Elle inclina brièvement la tête et souffla un simple « Votre Suprématie ». En vérité, elle se demandait ce que pouvait impliquer, dans l’esprit de chaque Suprême, la perspective de tenir, peut-être, l’une des plus hautes places symboliques d’Evanor dans le creux de son destin. Symbolique, car en réalité, un Haut Suprême demeurait limité par le reste du Concordat, et en premier lieu ses pairs. Ce qui était, suivant les personnalités, une malédiction, ou une bénédiction. Mais, pour qui savait bien manœuvrer, une telle place était synonyme d’un grand pouvoir. Qui se reflétait dans ce Bal des Marées, tandis que le petit aréopage traversa le Palais et se dirigea vers le grand hall pour enfin y pénétrer. La beauté de l’endroit eut coupé le souffle de n’importe qui. Et Mahaut, l’espace d’un bref instant, n’échappa pas à la règle, et retrouva les yeux de ses quarante ans, lorsqu’elle avait observé les préparatifs de l’endroit, ombre silencieuse pour le Seigneur qu’elle servait. Les ondoiements sensuels des décorations rappelaient les embruns de l’Eté, et la Ministre se demanda quelle eut été sa vie, si elle avait écouté la fougue de sa trentaine, qui rêvait de conquérir le cœur d’une belle corsaire et de partir voguer, à son bras, sur les mers déchaînées en laissant derrière elle la vie de labeur qui l’attendait pour gagner sa place au Printemps. Les rêveries de la prime jeunesse avaient le charme de l’idiotie mélancolique. Elle aurait été sur la grand place, et non ici. Parfois, la différence de destin ne résidait qu’en quelques mètres d’une séparation notoirement implacable. Elle avait fêté les rituels de régence, de l’autre côté, un temps. Cette pensée la ramena immédiatement à l’instant présent. Rêver n’avait jamais servi à rien. Ce qui comptait, c’était ce qui était fait. Et elle était là parce qu’elle avait fait, et qu’elle continuerait à faire.

De nombreux invités se massaient déjà. D’un coup d’œil, elle repéra un attroupement particulier, avec deux têtes de la Trinité de Péone. Et si voir Atalante au bras d’Hase lui arracha un bref instant un sourire doux et leur adressa de loin un léger clin d’œil – parce qu’elle était heureuse pour son ami, et heureuse pour la jeune femme – puis elle observa l’autre paire, plus inattendue. En toute logique, la troisième tête arriverait au bras de Circé Valois, pour un tableau intéressant. Comme quoi, on pouvait faire tenir un tricycle en équilibre sur une corde raide. Elle repéra également Marjolaine de Bussy, dans une robe aussi immaculée que son titre. Aux côtés d’Ambroise, elle laissa leur troupe s’égayer, et commenta, avec un sourire entendu :

« Le rituel de régence et le Bal afférent ont cela d’appréciables que, pour fastueux qu’ils soient, ces moments imposés du calendrier nous réservent l’assurance d’une longue nuit de travail une fois les danses achevées. »

Gédéon Beauchamp avait coutume de dire que cet événement permettait aux deux facettes les plus aimées de la noblesse de se rejoindre : la lutte pour la piste de danse, et la lutte pour le pouvoir. Dans les deux cas, des pieds étaient écrasés. Et tout le monde savait que Mahaut n’aimait guère les mauvais cavaliers.